PITCH
Pièce de Philippe Blasband
Ce sera un film immense, un film énorme, tellement immense, tellement énorme, que les autres cinéastes, après, ils hésiteront, ils n’oseront plus, toujours ils auront mon film en tête qui les bloquera, et ils chercheront, désespérément, à faire autre chose, que ce que j’ai fait, autre chose d’absolument différent, de différent et de forcément moins bien, parce que moi, les choses biens, je les aurais déjà toutes concentrées dans mon film, j’aurais renouvelé la grammaire cinématographique, et sa syntaxe, et son vocabulaire, en profondeur tellement, et tellement radicalement, que derrière moi, j’aurais plus laissé que de la terre brûlée, comme les Russes pendant la guerre pour arrêter l’avancée allemande, pour affamer l’avancée allemande, pour détruire l’ennemi en se détruisant eux-mêmes, et détruire leurs champs, et leurs routes, et leurs villages, oui, ça sera un film colossal, intimidant, tellement que moi-même il m’intimidera, qu’après, moi-même, je n’oserai plus en faire d’autres, ou bien des trucs de commande, des pubs, pour garder la main et se faire un max de lunes sur ma réputation, hé là! faut trésauriser! mais sinon, pour moi, il y aura que ce film-là, un film et c’est tout, et c’est bien assez, surtout un film pareil, un film, après, vous n’avez plus qu’à prendre votre retraite, qu’à goûter la vie qui passe, qu’à voyager, qu’à vous ennuyer, comme les astronautes, parce qu’un astronaute, une fois qu’il a marché sur la lune ou sur mars, qu’est-ce que vous voulez qu’il foute ? Elle est terminée sa vie, et lui, tous ses buts, ils sont atteints! Plus loin que ça, il peut pas faire! Ce type, il y a la trace de ses semelles sur le sol lunaire! ou martien! ce type s’il chausse du 42 trois quart, hé bien, c’est du 42 trois quart qu’on voit dans la poussière lunaire! ou martienne! Oui, ça sera un film cher, très cher, autant vous prévenir tout de suite, j’annonce la couleur tout de go, je suis comme ça, pas de demi-mesures, pas d’entourloupes, franc comme le beurre, non, un film cher, mais vous qui jonglez avec des millions, dix millions ou cent millions de plus ou de moins, ça doit pas vous faire peur, et de toutes façons, ça sera un film cher parce que ça sera un film immense, énorme, et que ça peut pas être riquiqui, un film immense et énorme, c’est pas un film de copains fauchés, non c’est une superproduction européenne, ou hollywoodienne, ça dépend d’où je trouve les capitaux, et ça sera un film en cinémascope dolby stéréo - j’ai hésité un moment: et si je le faisais en Imax ? en Imax 3D ? puis, bon, j’ai pesé le pour, le contre, et je me suis dit, en cinémascope, j’aurais déjà bien assez de place, ça sera déjà colossal comme image, plus qu’on pourra voir en même temps, enfin, consciemment, parce qu’inconsciemment, les côtés, là, de l’image, ils vous parleront, directement aux tripes, ils vous parleront exactement là où vous avez caché vos secrets les plus cachés, et ils vous feront mal, très mal, oh oui, ça va vous triturer, mon film, parce que ça sera un film dérangeant, et les gens, ils sortiront hébétés de la salle, ils sauront même pas s’ils l’ont aimé ou pas aimé, mon film, il y aura ceux qui détesteront à jamais et ceux qui aimeront à jamais, et il y aura des controverses, des disputes, des émeutes, des épidémies de suicides! par milliers! enfoncé Hermann Hi! Enfoncés les Beatles et les Rolling Stones! Me voilà! Hubert Pitch, le réalisateur du plus grand film du début du troisième millénaire! Oh, je me fais pas d’illusions, c’est pas pour toute suite, le tournage de mon film, pas seulement parce que ça met beaucoup de temps à fabriquer un film, et qu’un film si cher, ça va pas être coton à produire, surtout que, je me fais pas d’illusion, maintenant, personne encore me connaît, je ne suis pas Kubrick, je ne suis même pas Lautner, non, je suis encore personne, même si demain, non, après- demain, je vais devenir un de ces beautiful people, sur les couvertures des magazines, quelqu’un qu’on interroge au journal de 20 heures, une star, non, pas une star, une conscience, une pensée vivante, un peu comme Sartre mais en pire, mais c’est pas seulement pour ça, pas seulement, et surtout, parce que je suis encore un inconnu, que c’est pas pour demain, mon film, mais aussi parce que je ne suis pas prêt. Je veux dire psychologiquement, je ne suis pas prêt - enfin, si, si, je suis prêt, j’ai fait tout ce qu’il faut faire, j’ai fait le pitch, le teasing, la prémisse, la phrase qui résume le film, le synopsis en une page, le synopsis en trois pages, le step outline, le scène à scène, le traitement, mais pas encore le scénario. Non, pas encore le scénario. Je ne suis pas encore prêt, pour l’écrire, le scénario. C’est important, d’être prêt, de partir solide, et au bon moment -
oh, je sais, il y a d’autre types, ils vous écrivent n’importe quoi, n’importe comment, des types qui vous pondent un scénario sur commande en un week-end, mais moi, mon scénario, c’est pas n’importe quel scénario, parce que mon film, certes, c’est un film grandiose, certes, c’est un film colossalement gigantesque, mais c’est un film fragile, d’autant plus grandiose que d’autant plus fragile, parce que tout ce qui est grandiose est fragile, c’est bien connu, c’est comme ces géants qui jouent au basket, hé bien, ils ont les chevilles qui se cassent comme rien! des chevilles en verre! le moindre et clac! cassé la cheville! non, pour le scénario, je suis pas encore prêt, mais je l’ai, là, dans ma tête, mon scénario, toute l’histoire dans ma tête, jusque dans les moindres détails, je pourrais vous dessiner les décors les yeux fermés, je connais déjà chaque réplique, chaque plan du film, tout est dans mon cerveau, avec toute la bande-son et les fondus enchaînés, et je vais vous le raconter mon film, là, tout de suite, pas tout le film, évidemment, je suis sûr que vous n’avez pas le temps pour ça, plus personne n’a le temps, et surtout dans les milieux du cinéma, ça, ils me l’ont appris, dans le stage que j’ai fait, l’été dernier, dans la région de Ciney, un stage de préparation, en fait, à un autre stage, un stage de la CEE celui-là, à Porto, mais celui-là, le stage de la CEE, j’ai pas été accepté, ils auraient du m’accepter, j’avais toutes les qualités requises, j’avais fait tous les stages de préparation, mais vous savez comment c’est, ce genre de sélection, c’est magouille et compagnie, et moi, je ne suis pas comme ça, pas le genre magouille, pas le genre compagnie, je suis le genre franc comme le beurre, direct, cartes sur table, et c’est comme ça que je vais réussir, pas en flattant les couilles d’un commissaire européen, hé là! Dans ce stage dans la région de Ciney, ils m’ont appris qu’il fallait aller vite, violemment, en une phrase, deux phrases, et le film est vendu, ou pas vendu, un pitch, ça s’appelle, pitcher ça s’appelle, ce qui est drôle, ou ironique, ou prémonitoire, parce que mon nom à moi, c’est Hubert Pitch, c’est un signe, je me suis dit, quand ils nous ont raconté que c’était ça, pitcher, ça, oui, ça. Par exemple, vous vous retrouvez à Cannes, dans un ascenseur d’hôtel, de luxe l’hôtel, et devant vous, un producteur, un gros type qui tient deux petites starlettes dans les bras, une blonde et une rousse les starlettes, et elles poussent des petits rires, comme des canaris qui attendent la becquetée, et votre gros producteur, il pense qu’à une chose, c’est de les fourrer dans sa chambre, ces deux petites starlettes, de les fourrer dans son lit, et là, dans son lit, de leur fourrer leur, je veux dire, il est à des mégakilomètres du cinéma, du business, il est devenu une bite ambulante, qui se dirige, par le plus court chemin possible, vers sa chambre, vers son lit, et là, youp-la-boum, une deux, une deux! Et vous, vous dans l’ascenseur, devant ce gros producteur, vous qui n’êtes pas là par hasard, vous qui faites semblant d’être là par hasard mais qui, depuis une semaine, jouez au chat et à la souris avec ce gros producteur, qui depuis une semaine, l’observez, chronométrez ses déplacements, construisez une machination complexe, avec pots-de-vin, filatures, indicateurs, pour finir par vous retrouver, là, comme par hasard, je dis bien comme, dans cet ascenseur, face à lui, vous hochez la tête, comme si vous le connaissiez, ce producteur, comme si vous l’aviez déjà rencontré, et lui aussi, alors, il hoche la tête, par politesse, on sait jamais, peut-être que je l’ai déjà rencontré qu’il se dit, il en rencontre tellement, des gens, qu’il ne les reconnaît plus, il est devenu champion dans l’art de faire semblant de reconnaître, et à vous aussi, il fait le coup, il fait semblant de vous reconnaître, alors qu’il n’est, en fait, pas en état de vous reconnaître, ce n’est plus un être humain, c’est une bite ambulante, et il sent, dans ses bras, dans ses narines, dans sa bouche déjà, il sent ces deux starlettes qui frétillent, et vous, vous lui dites, non, vous ne lui dites pas, vous lui glissez, mine de rien, oh, pas grand chose, une phrase, vous n’avez que quelques secondes devant vous, son attention est très limitée, tout se joue en quelques secondes, vous le lui glissez, vous le lui lancez, vous le lui offrez en sacrifice. Quoi? Votre pitch. Votre phrase. Et en une phrase, en quelques secondes, vous faites basculer la situation, complètement, du tout au tout! En une phrase, en une seconde, c’est plus vous qui êtes en demande, c’est lui. En moins d’une micro-seconde, lui, il n’est plus du tout, mais alors plus du tout, une bite ambulante, il est redevenu un producteur et, dans ses yeux, tout d’un coup, il y a un film, et derrière le film, d’un coup, il y a des piles de dollars. Voilà. C’est ça, un pitch. Vous n’êtes rien et vous devenez tout. Par exemple, c’est un exemple très fort, et dans tous les ateliers, dans tous les séminaires, dans tous les livres, ils vous le cite, c’est d’ailleurs le seul exemple de pitch que j’aie jamais entendu, le seul que je connaisse, en fait c’est très simple: pour le film Alien, Alien I évidemment, hé bien le pitch, c’était: Jaws in space. Jaws in space! Non, imaginez: vous êtes le producteur, vous avez vos deux starlettes, rousse, blonde, elles sont prêtes à vous faire tout le kamasutra et même ce que le kamasutra a oublié, parce qu’elles sont des starlettes et que vous êtes un producteur, puis... Soudain... "Jaws in space". Le requin, il est intersidéral! Et vous savez. Vous savez que ce film, vous allez pouvoir le vendre avant même qu’il existe. Peut-être qu’il existera même pas, ce film, mais vous n’avez pas besoin que le film se tourne pour vous faire, déjà, un max d’argent, non, tout ce qu’il vous faut, c’est cette phrase. Ce pitch. "Jaws in space". Là, vous n’êtes plus une bite ambulante. Là, les deux starlettes, elles peuvent vous faire toutes les petites gâteries crapuleuses qu’elles veulent, ça va plus vous exciter du tout, du tout, parce que là, vous bandez, sec, vous avez la trique comme une fusée Ariane, mais c’est pas sexuel, non, vous bandez parce que vous sentez le fric, vous sentez des sommes si grosses de fric que jamais vous pourrez le dépenser, tout ce fric. Parce que c’est ça, le cinéma. Je veux dire, c’est l’espoir de ça: du fric. Un max de fric. En fait, on ne produit pas des films. Non. On joue. Comme à la roulette. Avec la même fascination. Mon père, par exemple - Oufti mais moi je parle, je parle, et je n’ai pas trop le temps de parler, je n’ai que quelques secondes, juste quelques seconde, vous êtes un producteur, dans un ascenseur, vous avez deux starlettes, rousse, blonde, vous ne me connaissez pas, mais vous faites semblant que vous me connaissez, et moi, je suis là, face à vous, et je vous le lance. Je vous le projette en pleine gueule. Mon pitch. Parce que je m’appelle Hubert Pitch, ce qui est un signe. Parce que vous m’écoutez, même si l’autre oreille elle anticipe déjà, les miaulements qu’elles vont pousser, vos deux petites starlettes, plus tard, dans la chambre d’hôtel. Vous me laisser pitcher. Alors j’y vais. Je vous raconte mon film. Je vous pitche! Ca va pas durer longtemps. Une seconde. Deux secondes. Une phrase. Deux phrases. Voilà. Alors voilà mon film: Ca commence dans le ciel, au-dessus des nuages, un avion de ligne, un gros 747, Canada Airlines. Vous le voyez cet avion ? La caméra s’approche de l’avion, un travelling, très rapide, vers l’avion, jusqu’à un hublot, et la caméra, elle traverse le hublot, et on arrive devant un passager, Alain Saint-Alias, le héros de mon film, c’est important, le nom des gens, c’est capital, ça vous révèle tout son personnage, moi par exemple, Hubert Pitch, un type, il vous donne son nom, c’est comme une échographie psychologique, il est déjà à poil, écorché, prêt à la broche! Vous me direz que c’est impossible, ce premier plan, un travelling dans l’air, vers un avion qui vole, mais c’est justement ça le truc, c’est ça qu’il faut, pour mon film, il faut qu’il commence par un plan impossible, un plan les gens resteront bouche bée et ils se demanderont, pendant des siècles, comment, nom de Dieu, comment il a fait ça ? En fait, c’est tout con, comme l’œuf de Colomb, suffisait d’y penser: en fait, le plan sera tourné au sol, avec une caméra fixe. La caméra ne bougera pas. Non. C’est l’avion qui bougera vers la caméra. Sur le côté. Et en même temps, on enverra de la fumée blanche, pour faire les nuages. Vous me direz: le hublot ? Qu’est-ce que vous croyez ? Que j’ai pas pensé au hublot ? De nouveau, c’est très simple, vous allez voir: au moment où le hublot sera en plein écran, on l’enlève très vite, tellement vite que ça ne se verra pas! Faut pas cherche midi à quatorze heures, quand on fait du cinéma! des histoires simples! qu’ils nous disaient au stage de Ciney. Parlez de ce que vous connaissez, qu’ils nous disaient. C’est ce que je fais. Ce sera un film énorme, mais en même temps, ça sera une histoire toute simple, une histoire si simple et si énorme à la fois qu’elle s’inscrira toute des suite dans l’inconscient collectif! Bingo! Les gens, ils seront plus les même après ce film! Je veux dire, l’Occident, il aura une autre gueule, après mon film! Donc, on arrive sur le gros plan de notre héros, Alain Saint-A1ias. Mais le plan ne s’arrête pas. On continue à s’avancer. Vers le haut du visage. Jusqu’aux yeux. Et on continue. Jusqu’à l’œil droit. Et on a, en gros plan, l’œil droit d’Alain Saint-A1ias. En plein écran. Et c’est alors qu’on comprend. On comprend qu’Alain Saint-A1ias, c’est un tueur. Mais pas seulement ça. On comprend qu’il est déjà mort, que c’est un mort en sursis, et on comprend que le film, c’est de ça que ça va parler, de la mort de ce tueur. Ouais... On comprendra pas tout ça consciemment, mais subliminalement, parce que, dans l’iris de l’œil d’Alain Saint-A1ias, on verra, mais très peu, on le verra pas consciemment, il faudra repasser le film au ralenti, image par image, pour le comprendre, on verra, dans l’œil d’Alain Saint-Alias, dans le noir de l’iris, un crâne, un crâne de squelette, un crâne de squelette qui ricane. Et là, le plan s’arrête. Où il va l’avion ? Vous allez me demander. Vers Montréal, puisque c’est un avion Air Canada et aussi parce que moi, Montréal, c’est tout ce que je connais, à part le village où je suis né, Bruxelles *Avignon* - et encore! juste ici autour, plus loin, j’ose pas - Liège, un peu, Charleroi évidemment, La Panne et Wenduine, et Ciney aussi, enfin, j’ai pas été à Ciney même, mais j’y suis passé, quelques heures, le temps que l’autocar vienne nous chercher à la gare, le chauffeur de l’autocar est d’ailleurs le type avec le plus de tatouages que j’aie jamais vu dans ma vie - si j’étais à Montréal, c’était aussi pour un stage, en fait, je m’étais inscrit au cas où, je m’inscrit toujours au cas où, je mets mon nom, j’envoie un cv , un dossier, une lettre de motivation, des photos d’identité, une photocopie de mon diplôme, j’en ai qu’un, celui de primaire, j’ai eu des problèmes, après mes primaires, j’envoie toujours au cas où, même si je conviens pas, et j’ai bien raison parce que là par exemple je convenais pas du tout, "producteurs ou directeurs de production avec expérience" , ils demandaient, et moi j’ai jamais rien produit, je ne sais même pas ce que c’est, la production, mais j’ai mis mon nom, parce que bon, tout ce qui me rapproche du cinéma, c’est bon, "Co-Production francophones: harmonies et cacophonies" , c’était l’intitulé du stage. C’était à Montréal et ça durait une semaine, et moi, j’avais jamais vu Montréal, je n’étais jamais sorti de Belgique, alors que je ne rêve que de ça, que de voyage, c’est ce que je lui disais, au type qui m’a pris en stop jusqu’ici – enfin, aux pauses repas je lui disais, parce que sinon j’étais enfermé dans la remorque de son camion, dans le noir – vous direz, c’est pas une chouette de façon de voyager mais bon, il m’a pas fait payer cher pour l’auto-stop, juste mille francs, ce qui tombait bien, je n’avais plus que mille francs, moi, et c’était un type sympa, aux repas, on parlait beaucoup, enfin, moi je parlais, lui il regardait devant lui et il curait le nez, et je lui disais que je ne rêve que de ça, de voyage, mais bon, la vie, vous savez comment ça va, on a des rêves, on se dit qu’on va partir, qu’on va s’évader, on a des projets, puis on traîne, on paresse, on s’inscrit à la FGTB, on chôme, on va voir les copains dans les cafés, et les années, elles passent, sans qu’on s’en rende compte, et puis un jour, on a trente-cinq ans, pas trente, non, carrément trente-cinq, et on a rien fait, pas grand chose en tous cas, et on se dit qu’il faudrait faire quelque chose, quelque chose de grand, d’immense, quelque chose pour, après pouvoir se dire: je l’ai fait, oui, parce que je les regardais, mes copains, j’étais prêt à donner mon bras droit pour eux, ou même les deux bras, mais je les regardais, toutes ces journées où on traînait ensemble, le gros Jojo, qui a divorcé six fois de la même femme, et Louis le complexé, et Richard, et Bob, qui a reçu un coup de batte de base-ball sur la tête en 82 et qui n’a plus toute sa tête, et Simone, oui, Simone, la belle Simone, pas si belle que ça, en fait, mais bon, Simone la sœur de Louis, Simone qui a couché avec tous les types du village, sauf moi, alors que moi, je l’aime Simone, mais " Justement!... " qu’elle me dit, Simone, " justement " - je les regardais, mes copains, on se connaît depuis qu’on a deux ans et demi, et je les regardais, qui buvaient leurs bières et parler, parler de quoi ? De conneries, parler du temps qu’il fait, parler des chanteurs et des acteurs qu’on voit dans "Voici", parler du prix des paquets de cigarettes, je les regardais se marier, avoir des enfants, frapper ces enfants, travailler, perdre leur travail, faire des dépressions, des ulcères, et se retrouver, avec moi, dans la file de la FGTB, puis dans la file de l’ONEM, puis dans la file du CPAS, et je les regardais devenir de plus en plus ternes, leurs peaux de plus en plus grises, au fur et à mesure des années, je les regardais sans mépris, non, je vous l’assure, je ne pourrais pas les mépriser, jamais, même plus tard, quand je serai devenu un grand réalisateur mondialement connu, jamais je ne pourrais les mépriser, même Antoine-le-chauve, je pourrais pas le mépriser, celui qu’on avait attrapé qui tripotait le fils de sa femme, même lui, je peux pas le mépriser, j’ai grandi avec ces gens, et tout ce qu’ils ont vécu, je l’ai vécu avec eux, peut-être vous pouvez les mépriser, mais pas moi, et je vous crache à la gueule de les mépriser, qui êtes vous, pour les mépriser ? Vous n’êtes pas né, comme eux, comme moi, dans le trou du cul du monde, dans un bled perdu, dans une région perdue, un village, son nom est si laid qu’on le prononce jamais, on dit juste "le village" , moi par exemple, je vous le prononcerai jamais, le nom de mon village, jamais vous le connaîtrez, jamais. Et je les regardais, mes copains, et j’avais des larmes dans les yeux, et quand je pense à eux, je chiale, par exemple, quand je dors dans les salle de cinéma, je pense à eux et je me dis: moi, non, moi, je veux autre chose, je veux laisser une trace après ma mort, je veux que les gens, ils se rappellent mon nom, pas comme mon grand-père, que j’appelais papy, juste papy, et qui a crevé en crachant des billes noires, son foie qu’il crachait, parce qu’il avait été mineur et qu’il avait un cancer des bronches et du foie, et quand il est mort, on s’est rendu compte que plus personne ne connaissait son prénom, tous ses amis à lui étaient déjà morts ou ils avaient quittés le village, et mon père, il était déjà parti, un matin de décembre froid, sans prévenir, j’avais déjà sept ans et la commune, même la commune, ils l’avaient perdu, son prénom, parce que la maison communale avait été bombardée pendant la guerre et toutes les archives elles avaient brûlées, il s’appelait Pitch, rien d’autre que Pitch, papy Pitch, et papy Pitch, il était couché dans le cercueil, le visage blanc, et je me suis rendu compte que la seule trace qu’il restait de lui, c’était le " Pitch ", le nom " Pitch " qui était écrit dans ma carte d’identité, après " Hubert ", Hubert Pitch, Pitch Hubert -hé bien, moi, ça ne me suffit pas, moi je veux laisser une autre trace, moi je veux que dans mille ans, on en parle encore, d’Hubert Pitch, et je suis prêt à tout pour ça, je suis prêt à me battre comme jamais vous avez vu un type se battre, me battre comme se battent les loups, les fauves, les acariens! En fait, Alain Saint-Alias, c’est moi. Alain Saint-A1ias. Le héros de mon film. C’est moi. C’est mon miroir. Son histoire, c’est la mienne. Parlez de ce que vous connaissez, qu’ils disaient, au stage de Ciney, parler de votre vie, de votre passé, même si après c’est un scénario de science-fiction que vous écrivez, qu’ils disaient, et c’est ça que j’ai fait, le voyage d’Alain Saint-A1ias, à Montréal, c’est mon voyage, mon seul voyage, moi, évidemment, je ne suis pas tueur, parce qu’il y a de la fiction, tout de même, mais comme Alain Saint-A1ias, j’ai marché dans les rues de Montréal, mes souliers trop fins se sont enfoncés dans la neige et la neige a fondu dans mes chaussettes, et j’ai tremblé, et je suis entré dans un café, un café désert, parce que c’était dix heures du matin, je suis entré et dans le café, il faisait chaud et j’ai eu la tête qui tourne, le décalage horaire et tout ça, parce j’y tiens à tout ça, c’est tout ça qui rend le personnage réaliste, parce que oui, c’est un tueur, mais un tueur qui subit le décalage horaire, un tueur qui a froid, il secoue la tête, à l’entrée du café, il fait un pas, il hésite, puis il va s’asseoir à une des tables, et la serveuse arrive, et elle lui sourit d’un sourire éclatant, un sourire qui lui fait mal, à notre héros, à Alain Saint-Alias, qui le brûle, parce qu’il est déjà mort, et cette serveuse qui sourit, c’est pas une mannequin, c’est pas une beauté fatale, non, elle ressemble à un petit renard, ses sourcils sont fournis et prononcés, ses yeux ont quelque chose de légèrement bridés, et sa peau est pâle, tellement pâle et fine que par endroit elle est quasiment rosée, avec près des oreilles, un très très léger duvet que révèle les lumières rasantes, et son sourire, tellement magnifique que je suis retourné tous les jours, dans ce café, à la regarder et à boire du café qui n’est que de l’eau brune, et je ne la quittais pas des yeux, sauf quand elle se tournait vers moi et qu’elle me parlait, qu’elle daignait me parler, avec son accent délicieux que je ne comprenait pas, enfin, pas tout, un mot sur trois à tout casser, et cet accent, et cette voix, et ce sourire, même si après je me suis rendu compte que, là-bas, toutes les serveuses souriaient comme ça, que ça faisait partie de leur boulot, mais chez elle, un sourire pareil, si grand, si éclatant, il ne pouvait venir que de son cœur , et de son sang, de ses globules blancs et rouges et de ses plaquettes, ce sourire il est inscrit dans chacune des cellules de son corps, dans la chaîne d’ADN, en millions d’exemplaires et Alain Saint-A1ias, il sentait ça, il était réchauffé par ce sourire, plus que par le café, alors, au lieu de faire son travail, de commettre ce crime pour lequel il est venu à Montréal, hé bien, Alain Saint-A1ias, il revient dans le café, et il reste là, pendant des heures, à boire des cafés trop léger, et la serveuse, elle sent ça, elle devine ça, elle devine la mort dans l’œil de Pitch, pardon, d’Alain Saint-A1ias, elle sent sa détresse et elle tombe amoureuse de Pitch, pardon d’Alain Saint-Alias, et en même temps, elle sent que c’est beaucoup trop tard, il est déjà mort, Alain Saint-Alias, à chacun de ses crimes, c’est comme s’il s’était usé un peu plus, et maintenant, il y a plus rien à user, Alain Saint-Alias, c’est un mort-vivant, un fantôme, il a passé depuis longtemps l’âge de la retraite, trente-cinq ans, tu sais, c’est très vieux pour un tueur à gage, il a vu trop de choses, va falloir, s’en débarrasser, qu’ils se disent, ses patrons à Singapour, ses patrons, mais ça c’est un détail, un sub-plot, un running gag, et je vais pas m’étendre là-dessus, là je vous raconte pas mon film, je vous le pitche, c’est tout, oui, ils veulent sa peau, ses patrons, surtout qu’il traîne à tuer l’intellectuel québécois qu’il est venu tuer, ça aussi, c’est autobiographique : mon modèle, c’était le crétin pompeux qui nous donnait le stage, et qui utilisait plein de mots américains que je ne comprenait pas, et de toutes façons, la production de film, j’en ai rien à battre, moi, d’abord, c’est la création, l’imagination, et pour mon film, elle devra être balaise, la production, parce que ce ne sera pas un film facile à produire, parce que mon film, en fait, c’est un peu de l’avant-garde grand public, c’est un film en même temps intimiste et grand public, alors, la production, elle n’aura qu’à suivre ou elle se cassera les dents. Vous savez comment ça finira ? parce que c’est important, comment ça finit, un film, ça vous donne tout le film, en fait, c’est ça qui vous permet de... - enfin, toujours est-il, Alain Saint-Alias, après avoir couché avec la serveuse, une belle scène de sexe, pas hard, mais presque hard, ça, moi, j’ai pas fait, je veux dire, couché avec la serveuse, je ne lui ai même pas parler vraiment, à cette serveuse, j’ai juste dit "un café" et "merci" , et plus que ça, non, j’ai pas osé, j’ose jamais avec les femmes, sauf avec Simone, la belle Simone, pas si belle que ça, d’ailleurs, Simone, la sœur de Louis, et même Simone, avec Simone aussi, les mots, ils m’ont manqué, c’est ça qui est arrivé, oui, oui, les mots, ils sont parti de mon cerveau mais ils sont pas arrivé dans ma bouche, et ils se sont perdu, quelque part entre les deux, et alors, je lui ai dit, qu’est-ce que je lui ai dit ? je sais plus, je sais plus, je sais plus, et Simone elle est restée tout con, enfin toute conne, quand je lui ai dit ce que je lui ai dit et c’étaient pas les mots qu’il fallait dire, ces mots-là, les mots qu’il fallait dire, ils s’étaient perdu, entre mon cerveau et ma bouche, et Simone a baissé la tête sur le côté, et elle m’a regardé, comme on regarde un malade, mais je ne suis pas malade, c’est autre chose, je suis puceau, oui, d’accord, mais c’est pas une maladie, non, c’est juste que je trouve pas les mots, que devant une femme je, je, je, sauf devant Simone, Simone, je lui ai dit: pourquoi tu baises tous les autres et pas moi ? et elle m’a sorti toutes ses conneries habituelles, que pour moi, c’était autre chose, que moi j’étais son copain, que moi, et j’ai explosé! Je lui ai dit que j’avais jamais baisé! jamais! même une pute, j’aurais pas osé! jamais! oui, c’est ça que j’ai dit, et c’est pas ce que j’aurais du dire, oh non, et Simone a baissé la tête comme si j’étais malade et elle m’a dit: Hubert, tu as trente-cinq ans et tu n’as jamais baisé ? Tu es plutôt mignon, il y a pas une fille qui ?... Non, j’ai hurlé, personne, je suis seul, tout ce que je fais c’est me branler devant des cassettes, parce que j’ai pas les mots et les femmes, elles sentent ça, et ça les dégoûte de moi, c’est comme un masque sur mon visage, que personne voit mais que les femmes, elles sentent, et Simone m’a pris le bras, comme on prend le bras d’un malade, et elle m’a dit: viens, on va faire l’amour, comme ça tu l’auras fait, au moins une fois, mais elle me regardait avec pitié, elle allait me faire l’amour par pitié, alors je l’ai giflée, non, non, je lui ai donné un coup de boule, parce qu’une gifle, non, le sang n’aurait pas comme ça jaillit de son nez, et elle serait pas tombée par terre, pas comme ça, et j’ai fuit, je me suis encouru, sans regarder derrière moi, et j’ai couru comme jamais j’avais couru, j’ai pris le bus, j’ai quitté ce village, ce trou de cul de village, j’ai tout abandonné, même mon chien, un berger allemand, Edgar il s’appelait, c’était un berger allemand mais sans pedigree, parce que pour les chiens, je ne suis pas un snob moi, un chien pour moi, c’est une affaire de cœur , c’est une histoire de transmission télépathique, parce que, vous savez, quand Edgar m’a regardé, au chenil, avec ses grands yeux bruns et ses oreilles croquées, il a les oreilles croquées, ça fait comme les ailerons, à l’arrière des avions, quand il m’a regardé, comme ça, moi, j’ai su qu’Edgar et moi, c’était à la vie, à la mort, bon, j’ai du l’abandonner Edgar, surtout que je suis pas rentré chez moi et je lui ai pas dit au revoir, c’est cruel mais c’est comme ça, et quand j’y pense, ça me fait un point de côté là, et j’arrive plus à respirer, mais un jour, quand je serai un grand réalisateur mondialement célèbre, je reviendrai le chercher, Edgar, et il aura toute un étage de ma villa à lui tout seul, à Hollywood, rien qu’à lui, et il ne mangera plus de bouffe pour chien, non, il aura droit à des steaks, et pas n’importe quel steaks, des chateaubriands, des tournedos, tiens bon, Edgar, où que tu sois, tiens bon, parce qu’un jour, je reviendrai, en hélicoptère, avec deux gardes du corps, et peut-être que j’aurai une pointe d’accent américain, comme Jean-Claude, mais quand je m’approcherai de toi, et que je te dirai: me voilà, Edgar, me voilà, toi, tu secoueras ta queue, et tu vas courir vers moi en aboyant, et moi, je t’emporterai, jusque là, tiens bon, mon gros chien-chien, je suis désolé, j’avais pas le choix, c’était la chose à faire, la seule, plonger dans l’inconnu, dans l’aventure, au risque de tout perdre, parce qu’il faut prendre le risque de tout perdre si on veut pouvoir tout gagner, après cette histoire avec Simone, j’ai pris le train pour Charleroi, c’est comme Alain Saint-A1ias, à la fin de mon film, quand il décide de ne pas honorer son contrat, je vous l’avais dit, c’est autobiographique, ce film, et ses patrons, à Alain Saint-Alias, ils le font tuer, ils engagent un autre tueur, un plus jeune, qui l’abat d’une balle dans la nuque, et le film finit par Alain Saint-A1ias, couché dans la neige, et le sang s’écoule de sa tête - faites attention, soyez concentré, c’est difficile à comprendre - et le sang imprègne la neige, et ça forme un dessin, et d’abord on reconnaît pas ce dessin, on s’approche, la caméra s’approche de ce dessin que fait le sang d’Alain Saint-A1ias dans la neige, mais on le reconnaît pas, ce dessin, pas tout de suite, mais petit à petit, comme on s’en approche, il prend tout l’écran, et on voit, on perçoit que ce dessin c’est le visage de la serveuse, cette serveuse anonyme qu’il a aimé, qui a été son dernier, et peut-être son seul, son unique amour, et ce visage sourit d’un petit sourire triste, un sourire avec des larmes dans les yeux, un sourire qui déjà meurt, parce qu’elle aussi, elle est déjà morte, la serveuse, parce qu’on est tous déjà morts, on est gosse, on rigole, on fait les cons, on a des rêves immenses, énormes, et puis un jour, on a des poils qui vous poussent de partout, et c’est fini de rigoler, on se met tout doucement à crever! Je sais ce que vous aller dire, c’est impossible, ce truc, de la tache de sang sur la neige! Ou bien très cher, avec des effets numériques, mais je suis contre, moi, les effets numériques, ça se voit tout de suite, et ça fait faux, et, surtout, ça fait pas magique, c’est le contraire de la magie, et pour moi, c’est ça, bordel de merde, le cinéma, c’est la magie incarnée, et c’est ça que je veux devenir, un foutu magicien, je veux faire de vous des gosses émerveillés, avec des yeux qui pétillent, des bouches ouvertes, et vos bouches, elles s’ouvrent et elles disent, dans un soupir, elles disent: putain, comment il l’a fait! parce que moi, je veux stopper votre mort, ma mort, je veux qu’on reste des gosses! Le film, la tache de sang, oui, sur la neige, qui dessine le visage de cette femme, c’est impossible, vous me dites. Hé bien non. C’est possible. C’est simple. Evident. D’abord, on construit une fausse couche de neige, et, sur cette fausse couche de neige, on peint, en rouge, le visage de cette femme. Puis, par dessus, on met de la vraie neige. Et pour que la tache apparaisse ? Simple comme bonjour: On fait fondre la vraie neige, avec un canon à chaleur. Et en dessous apparaît le dessin! Ingénieux, vous trouvez pas ? Et après, après qu’on ait vu le visage de cette femme dans le sang d’Alain Saint-Alias, après, le mot "FIN" apparaît et le générique, ça sera important, le générique, avec des caractères tout droits, très dignes, très fiers d’eux, et ils auront raison d’être fiers, parce que le film dont ils font le générique, ça sera un chef d’œuvre! Parce que je n’ai pas le choix! C’est le chef d’œuvre ou rien! Je joue toutes mes cartes, là! Je suis Alain Saint-Alias. Comme lui, je risque la mort! Mais je vais m’en tirer! C’est là que ça bifurque, entre la fiction et la réalité! C’est pour ça que je suis là, devant vous, et que je vous raconte mon film, que je vous pitche mon film, parce qu’Hubert Pitch c’est mon nom, et depuis que j’ai quitté mon village, je traîne à Charleroi, la plupart du temps, et toute mon énergie, tous mes moyens, ils sont dirigés vers ce film, parce que je n’ai plus rien, moi, même mes allocations de chômage, je les aies perdues, même le minimex, j’arrive pas à le toucher, j’ose pas, je trouve pas les mots, alors je dors dans la rue, ou à l’armée du salut, ou, quand j’ai deux cent francs, je vais dormir dans un cinéma, et peut-être que c’est ça ma vie, peut-être que je me suis endormi dans une salle de cinéma et que je ne me suis plus réveillé, et parfois je m’inscrit à un stage, un stage de scénario, de production, organisé par la communauté française de Belgique ou par une institution européenne, je met le nom d’une boite de production, " Hubert Pitch, Paramount Europe " ou " Hubert Pitch, Artémis Production ", je trouve les adresses dans le bottin, et parfois je suis accepté à un de ces stages, et là, au moins, je mange, je dors dans un lit, et s’ils me demandent où en est le payement ? je réponds " Comment ? Vous n’avez pas encore reçu le chèque ? Je vais appeler la production! ", non, vraiment, je dois le faire ce film, et il devra être colossal, un chef d’œuvre colossal, je dois changer le monde avec ce film, je suis au bout du rouleau, moi, et vous, vous qui jonglez avec des millions, des centaines de millions, vous pourriez me donner, je ne sais pas moi, mille francs ? ou cent francs? ou cinquante ? comme ça je pourrais manger un peu, parce que j’ai faim, c’est pas pour le boire, cinq francs ? Un franc ? si je trouve cent millions de personnes qui me donnent un franc, j’aurai assez pour le faire, ce film, et je devrais plus aller pitcher, non, je serai le roi du monde, j’aurais ma villa à Hollywood, je traînerais plus toute la journée dans les rues de Charleroi, un franc, s’il vous plaît, un franc !...