MORT D’UN THEATRE

Texte de Philippe Blasband



Introduction I (novembre 2001)

 

Le texte qui suit fut écrit en 1995, pendant une résidence dans un théâtre bruxellois, l’Atelier Saint-Anne. J’avais plusieurs tâches à y accomplir : l’écriture de deux pièces (le Masque du Dragon et les Mangeuses de chocolat), un programme, un journal, et un projet très vague, intitulé " Histoires de théâtre ". Ce devait être une sorte de texte promotionnel qui décrirait une institution théâtrale. Or, cette année-là, l’Atelier Saint-Anne fut dissoute. Des conflits insolubles opposaient le directeur artistique (soutenu par une faction puissante du pouvoir politique) et l’administrateur (soutenu par le conseil d’administration et une faction apparemment moins puissante du pouvoir politique). Ils formaient à deux la direction bicéphale de l’institution. Le pouvoir politique de tutelle estima la situation ingérable et détruisit donc l’institution.

" Histoires de théâtre " devint, naturellement, " Mort d’un théâtre ". Ce texte circula un peu parmi les artistes et administratifs du théâtre mais ne fut jamais publié.

Deux ans plus tard, une revue subventionnée sur le théâtre me demanda un texte sur " les Tanneurs ",  nouvelle dénomination de la salle qui avait abrité l’Atelier Saint-Anne. Je tentai de leur fourguer mon " Mort d’un théâtre ", avec l’introduction qui suit. Ironiquement, ce texte fut alors refusé, sous l’ordre de la personne même qui l’avait au départ commandé, car elle était à présent promue à d’autres responsabilités et ne voulait plus qu’on remue la boue à propos de toute cette histoire.

Voici donc d’abord l’introduction que je fis pour les Tanneurs et ensuite " Mort d’un théâtre " proprement dit.

Dans sa première version, certaines personnes étaient désignées par leurs noms réels. Pour éviter tout problème et permettre d’être un peu moins local, j’ai remplacé les noms de ces gens par leur fonction – sauf dans mon cas.

 

Introduction II (1998)

On me demande d’écrire sur la salle des Tanneurs, alors que je n’y ai jamais mis les pieds. Je sais que c’est une salle restaurée, équipée, sans que je ne sache ni comment ni pourquoi. Pour moi les Tanneurs, c’est juste une brique, sans encore, aucune âme ; et je n’ai aucune sympathie pour les briques. Non, je ne connais pas encore les Tanneurs. Mais je connais la structure qui habitait, jadis, cette brique : l’Atelier Saint-Anne. J’ai été spectateur, auteur en résidence et metteur en scène à l’Atelier Saint-Anne. J’ai assisté à sa dernière année d’existence. Plus grand monde ne prononce les mots "Atelier Saint-Anne". On s’efforce d’oublier cette dénomination et le terme "Tanneurs" sert de cache-sexe. Je rafraîchis donc les mémoires : l’Atelier Saint-Anne fut une structure, avec deux visages très différents. La première version, c’était un théâtre associé à un metteur en scène, Philippe Van Kessel. La deuxième était dirigée par un gestionnaire, Serge Rangoni, qui en avait fait un outil de production pour des jeunes metteur en scène, chorégraphes et compagnies. Je n’ai connu de l’intérieur que cette dernière mouture. Très rapidement, il y eut des conflits entre le directeur, d’une part, et le conseil d’administration d’autre part; entre deux visions du théâtre. Ces conflits aboutirent à la dissolution de l’Atelier Saint-Anne, avec injustices sociales, rancoeurs, procès encore à venir, etc. Dans le cadre de ma résidence, j’ai écrit un texte qui décrivait ces conflits. Certaines personnes m’ont conseillé d’oublier ce texte, de l’enterrer. Ce ne sont que disputes de bureau, m’ont-elles dit. Deux ans ont passé. Les employés de l’Atelier Saint-Anne n’ont toujours pas reçu leur préavis ; et maintenant, on me demande d’écrire sur une brique, qui est en même temps un cache-sexe. Je m’aperçois que ce n’était pas que des disputes de bureau. Ces conflits pouvaient sembler personnels ou mesquins, ils mettaient au jour un manque de réflexion sur les rapports entre pouvoir politique et art. J’ai donc dû demander à droite, à gauche, si quelqu’un avait gardé ce texte - je n’en avais plus aucune copie. Je l’ai trouvé chez des "anciens" de l’Atelier Saint-Anne. Ce texte, le voici. Son ton est un peu trop véhément à mon goût - même l’humour y est glacial. Mais il a été écrit dans le feu de l’action, sans aucun recul.

 

 

 

 

 

 

Mort d’un théâtre

 

 

 

 

 

A la mémoire de Jean-Christophe Lauwers.

  1. Chœur : C’est un combat. Deux hommes s’affrontent, deux politiques s’affrontent, deux systèmes s’affrontent, deux groupes de personnes s’affrontent, deux sphères d’influence s’affrontent, deux hommes s’affrontent.

  2. Dramaturge : Tu dois en parler

    Blasband : Je ne pourrais pas.

    Dramaturge : Tu dois expliquer ce qui se passe ici. Le combat qui se passe ici, dans ce théâtre.

    Blasband : Je ne pourrais pas.

    Dramaturge : Cela fait partie de ta mission d’écrivain en résidence, dans ce théâtre. Tu dois raconter cette histoire. L’histoire de notre combat. Nous te payons pour cela.

    Blasband : Je ne pourrais pas.

    Dramaturge : Les gens doivent savoir. Le public de ce théâtre doit savoir. Les techniciens et l’administration de ce théâtre doivent savoir et comprendre, savoir et comprendre les buts de notre combat, ici et maintenant.

    Blasband : Je ne pourrais pas. Tu crois que si je racontais ce combat, je vous décrirais comme des héros et vos opposants comme le mal incarné ? Je suis auteur de fiction et je ne juge pas mes personnages. C’est une tragédie, le combat qui déchire ce théâtre, l’Atelier Saint-Anne, qui va tuer l’Atelier Saint-Anne, une tragédie ridicule : personne n’y risque sa vie ; mais une bonne tragédie ridicule : personne n’y est foncièrement mauvais, et tous les combattants, de tous les côtés, ont l’impression d’agir correctement. Ils ont la conscience claire. Les Dieux sont de leur côté.

    Dramaturge : Je sais cela. Je le sais très bien.

    Blasband : Vous croyez que ce combat va vous épargner ? Qu’il ne va pas vous éclabousser, vous aussi ? Si vous gagnez, vous aurez tué un théâtre ! Vous aurez mis des gens au chômage ! Vous aurez brisé leurs vies !

    Dramaturge : Aucun combat ne se fait sans victime.

    Blasband : Tu dis cela comme ça ?

    Dramaturge : Comment, comme ça ?

    Blasband : Tu affirmes cela, comme ça, calmement, froidement ?

    Dramaturge : Je n’affirme pas cela. Je le constate. J’ai vu des combats et j’y ai toujours vu des victimes. J’ai mené des combats et j’ai toujours hésité à les mener, à cause de ces victimes. Je dors mal. J’ai peine à me raser. Ce combat me mine. Cela aussi tu dois le raconter, cette façon dont ce combat me mine et nous mine tous, quelque soit notre camp, cette façon dont ce combat mine l’administrateur et le directeur, cette façon dont eux deux souffrent, peut-être plus encore que nous, parce qu’eux deux sont obligés de se méfier, de soupçonner la haine sous les sourires des amis, de voir des ennemis cachés partout, de guetter le mensonge du mensonge, derrière le mensonge.

    Blasband : Je ne pourrais jamais raconter tout cela. Je suis un auteur de fiction, pas un journaliste.

    Dramaturge : C’est un auteur de fiction que nous voulions, comme résident, dans ce théâtre. C’est la fiction que nous voulions, le souffle et l’étendue de la fiction. Le réalisme magique et la métaphore. La parabole. Nous voulions ce que la fiction a de plus vraisemblable que la vérité.

    Blasband : Si je dois raconter ce combat en tant qu’auteur de fiction, vous devenez des personnages de fiction. Toi, par exemple, tu deviendras un personnage de fiction. Et pour construire un personnage de fiction, la vie sexuelle est plus importante que la morale ou la politique.

    Dramaturge : Je sais cela.

    Blasband : Tu veux que je parle de ta vie sexuelle, Dramaturge ? Quel genre de personnage serais-tu, si je ne parle pas de ta vie sexuelle ? Si je ne me base pas, pour te décrire, sur ta vie sexuelle ? Que pourrais-je dire publiquement sur ta vie sexuelle, Dramaturge ? Que tu es sodomite, éjaculateur précoce, sado-masochiste léger, exhibitionniste dans les parcs, fétichiste du satin, adepte des lavements au clystère, voyeur, pédophile ?...

    Dramaturge : Ah non. Pas pédophile. J’ai un petit garçon.

    Blasband : Pardon.

    Dramaturge : Mais le reste oui, si tu en as envie, tu pourras en parler.

    Blasband : Tu es retors, Dramaturge.

    Dramaturge : C’est mon métier. Je suis le dramaturge. Je lis entre les lignes... Mais je ne suis pas aussi retors que j’en ai l’air. Si je l’étais, je ne souffrirais pas en combattant. Je ne serais pas miné par chaque bataille perdue. Je ne serais pas miné par chaque bataille gagnée. En fait, je suis un gamin déguisé en adulte. Je voudrais juste jouer, continuer à jouer. C’est cela que j’aime : jouer avec les mots, jouer avec un théâtre, avec des spectacles, jouer avec les gens... Mais non. Je dois combattre.

  3. Chœur : C’est fini. C’est terminé. La bataille décisive a eu lieu. Le combat est terminé. Un des ennemis, le conseil d’administration, a été terrassé. L’autre, le Directeur, est encore debout, mais il n’a pas encore gagné.

  4. Le Directeur : Ceci est du théâtre.

    L’Administrateur : Du théâtre ?

    Le Directeur : Nous sommes des personnages de théâtre, sur une scène. Nous pouvons nous parler, toi et moi, ici, parce que ceci est du théâtre. Dans la réalité, cette discussion n’a pas eu lieu.

    L’Administrateur : Dans la réalité, nous ne pourrons jamais nous affronter seuls, face à face, l’un contre l’autre, toi le Directeur et moi l’Administrateur.

    Le Directeur : Et pourquoi ?

    L’Administrateur : Je ne suis pas seul à me battre contre toi. Dans ce combat, je représente un conseil d’administration.

    Le Directeur : Un conseil d’administration que tu manipules.

    L’Administrateur : Même si je le manipule, je ne le manipule qu’en partie.

    Le Directeur : C’est ça qui rend ce combat inégal : je dois porter mes coups en pleine lumière, devant la presse et le pouvoir, devant les artistes et les employés et les techniciens, devant un public. Toi, tu agis dans l’ombre. Tu ne te salis pas.

    L’Administrateur : Je ne suis pas le seul qui agit dans l’ombre. Si tu ne t’étais battu qu’en pleine lumière et moi que dans l’ombre, comment ce ferait-il que tu aies gagné ?

    Le Directeur : Je n’ai pas gagné. Tu as perdu mais moi, je n’ai pas encore gagné. Le pouvoir politique a décidé de ne plus te soutenir, de ne plus soutenir ton conseil d’administration, de ne plus vous financer - mais moi, je n’ai encore rien. Je n’ai pas encore d’assurance que quelque chose d’autre sera créé, pour moi, pour le jeune théâtre, un lieu où enfin je pourrais mener à bien le travail que je voulais mener ici et que tu m’as empêché de mener.

    L’Administrateur : Tu as tué un théâtre. Tu as mis une vingtaine de personnes au chômage. Tu m’as mis au chômage.

    Le Directeur : Le premier à avoir été mis au chômage, le premier à avoir reçu son préavis, c’était moi.

    L’Administrateur : Alors tu nous as entraîné avec toi ? Après toi, le déluge ?

    Le Directeur : Je n’ai pas tué ce théâtre. Ce théâtre, par ses structures devait mourir et se saborder.

    L’Administrateur : C’est à toi de décider quel théâtre va vivre, quel théâtre va mourir ? Je n’ai pas voix au chapitre, moi ? J’ai participé à la création de ce théâtre ! Je l’ai vu naître et je l’ai fait croître !

    Le Directeur : Il ne t’appartient pas pour autant. Dès qu’une entreprise, pour exister, reçoit du pouvoir politique une vingtaine de millions par an, ce n’est plus une entreprise privée. Ce n’est plus un jouet privé, ni ton jouet, ni celui du conseil d’administration.

    L’Administrateur : Alors c’est le jouet de qui ? Le jouet de celui qui a donné ces vingt millions ? Le jouet du pouvoir politique ? Et toi, tu t’es mis au service de la politique, tu t’es coulé dans son moule, tu as permis au politique de faire vivoter quelques jeunes artistes ? - Je dis bien vivoter, parce qu’aucun de tes jeunes artistes, dont tu t’enorgueillis, ne peut vivre des quelques spectacles, des quelques représentations qu’ils donnent à l’Atelier Saint-Anne - et en agissant comme cela, en faisant vivoter ces artistes, tu sers d’alibi au pouvoir politique. Grâce à toi, le pouvoir politique a l’impression d’aider la jeune création. Tu es le relais, le messager, le porte-parole, le bouclier, le valet du pouvoir politique !

    Le Directeur : Mon but n’était pas de faire vivoter des artistes. Mon but c’était de les faire connaître, nationalement, internationalement. Mais tout de suite, après quelques mois, tu m’as mis des bâtons dans les roues. Et aux artistes aussi, tu leur as mis des bâtons dans les roues. Tout ce théâtre n’était qu’un immense bâton dans les roues des artistes ! C’est pour cela qu’il doit mourir.

    L’Administrateur : C’est toi, et personne d’autre, qui as freiné les artistes : tu as multiplié les spectacles, jusqu’à rendre ce théâtre ingérable, même pour eux ! Ce théâtre ne peut pas supporter plus de huit spectacles par an ! Et toi, tu l’as divisé, tu as divisé ses moyens et sa force, tu as divisé sa saison, pour pouvoir dire, après : voilà une liste de mes réalisations ! J’ai fait beaucoup, vous ne trouvez pas ? Tu alignes une suite de titres, en faisant croire que c’était une suite de spectacles mais ce n’était que des ébauches, des ratés, des oeuvres inabouties, inaboutissables, parce que tu ne leur donnais pas la possibilité d’aboutir, parce que tu les mettais dans des conditions impossibles, dans un théâtre ingérable !

    Le Directeur : Il ne s’agit pas de gérer ! Il s’agit de créer ! Il suffisait d’ouvrir les yeux pour voir ce qu’il y avait à faire, pour voir le travail à accomplir. Une nouvelle génération apparaissait, un nouveau jeune théâtre, et il fallait lui donner les moyens de naître, de se développer ! C’est cela qui était important, cela qui était capital, cela que le pouvoir politique de ce pays ne crée pas, ne rêve pas, il est comme toi, il gère, parce que nous vivons dans une capitale de province, parce que les ministres se succèdent trop vite et c’est à nous, nous qui travaillons pour les artistes, c’est à nous de créer les conditions pour qu’ils progressent. C’est cela notre mission. Pas de gérer ! Pas de faire en sorte qu’une institution soit gérable ! Tu me parles de ces gens mis au chômage, de ces employés qui vont perdre leur travail et qui ne savent pas où ils pourraient bien trouver autre chose, mais les artistes ? Tu te fiches des artistes...

    L’Administrateur : Ce n’est pas vrai.

    Le Directeur : Tout ce qui t’importe, c’est que le théâtre soit gérable !

    L’Administrateur : C’est cela mon métier : je gère ce théâtre.

    Le Directeur : Mon métier, c’est de diriger un théâtre ! C’est de répondre aux besoins des artistes ! La gestion doit suivre !

    L’Administrateur : Où sont-ils, ces artistes pour lesquels tu t’es battu ? Beaucoup t’ont quitté... Et pas les moindres...

    Le Directeur : C’est toi qui les as fait partir !

    L’Administrateur : Ce n’est pas ce qu’ils disent...

    Le Directeur : Tu as rendu le travail des artistes impossible dans ce théâtre !

    L’Administrateur : Tu as désorganisé ce théâtre, jusqu’à rendre le travail des artistes impossible.

    Le Directeur : L’Histoire dira, de nous deux, lequel avait raison.

    L’Administrateur : L’Histoire ne dira rien. Dans dix ans, nous serons oubliés. Dans cent ans, nous serons poussière.

    Le Directeur : Même poussière, je continuerai à te combattre.

  5. Employés : On nous a menti. On nous a roulé dans la farine. On nous a fait choisir un camp. On nous a opposés l’un à l’autre, certains étaient blancs, d’autres noirs. Nous ne pouvions avancer que d’une case à la fois. Nous ne pouvions prendre qu’en diagonale. On nous a embrassés. On a dansé avec nous. On nous a payé des verres, dans les bistrots. On a caressé la tête de nos enfants. En même temps on nous méprisait. On nous a dit : vous participez à la vie d’un théâtre. Vous êtes les feux de la rampe, vous êtes le rideau rouge, les lumières qui s’éteignent, les applaudissements. Les acteurs sur la scène, c’est vous aussi. Nous avons cru tout cela. On nous a dit : ceci n’est pas une entreprise comme les autres. Ici, on produit de la culture, c’est-à-dire rien, c’est-à-dire tout. Et vous faites partie de cela. Nous l’avons cru, naïvement. On a utilisé notre naïveté. On a sali notre naïveté. Maintenant nous nous battons. Tous ensemble et chacun pour soi. Contre tout le monde et entre nous. C’est tout ce qu’il nous reste à faire : nous battre. Même si c’est dérisoire, surtout si c’est dérisoire. Ils ne payeront jamais assez. La blessure qu’ils nous ont faite, ils ne pourront jamais la compenser.

  6. Chœur : Le silence s’installe dans les couloirs. Ceux qui peuvent éviter le théâtre n’y apparaissent plus. Les autres ralentissent leurs gestes. Leurs voix se font chuchotantes. Leurs sourires n’utilisent plus que la moitié de la bouche. Un sentiment de catastrophe inéluctable flotte, comme une odeur. On prépare le dernier spectacle, un spectacle comique et surréaliste. Bientôt le théâtre sera mort.

  7. Blasband : Je ne pourrai pas raconter les vraies haines, les vrais combats. Je ne pourrai pas parler de ces faxes anonymes et infâmes, envoyés dans tout le milieu théâtral. Je ne pourrai pas expliquer ce qui ne fonctionnait vraiment pas à l’Atelier Saint-Anne, ce qui dans ce combat pourrissait vraiment cette institution. Je ne pourrai pas critiquer certaines personnes, les crucifier, distribuer les bons points. Je ne peux pas risquer le procès. Je ne veux pas être haï.

    Dramaturge : Et pourquoi ?

    Blasband : Je ne veux blesser personne. Ils sont déjà assez blessés comme cela.

    Dramaturge : Ils ont besoin d’un chroniqueur.

    Blasband : Ils ne veulent pas la simplification et l’emphase de la fiction. Ils ne veulent pas lire leur vie et ne pas la reconnaître.

    Dramaturge : Ils ont besoin que quelque chose émane de cette crise, même si ce n’est qu’un texte.

    Blasband : "Ils" ? Quels "ils" ? Dans ce combat, je ne connais que certains des combattants. D’autres, les plus importants peut-être, je ne les ai jamais vu. C’est eux qui pourtant sont directement responsables de la mort de ce théâtre. C’est eux qui l’ont exécuté. Je ne les ai jamais vu dans les couloirs, je ne les ai jamais vu à la représentation d’un spectacle. Ils se cachent. Ce sont des Dieux, mais des Dieux cachés. Nous subissons leur combat mais nous ne les entendons pas. Le Conseil d’Administration et le ministre ne nous parlent que par le biais, que par des lettres officielles, par article de presse, par décisions, par rumeur, par ragot de ragots. Les Dieux sont muets, incompréhensibles et muets.

    Dramaturge : Ils sont tout sauf cruels.

    Blasband : Nous les percevons cruels !

    Dramaturge : Ils sont indécis. Ils sont glacés sur place. Ils gèrent et refusent de trancher. Ils ont peur de trancher. Quand ils tranchent, c’est avec une violence inouïe, parce que c’est au pire moment et de la pire façon. Ils ont tellement peur des erreurs qu’ils font toutes les erreurs possibles. Et c’est toujours trop tard. Et c’est toujours catastrophique. Les Dieux de la Culture Démocratique Subventionnée ont peur, peur de tomber, peur du ridicule, peur de ce qu’on dira d’eux dans les journaux... C’est toi, maintenant, qui es retors, Philippe Blasband.

    Blasband : Pourquoi ?

    Dramaturge : Moi, dans la réalité, je ne dirai jamais tout ce que je viens de te dire. Ou je ne le dirai pas comme cela. Je travaille avec eux. Je suis un de leurs interlocuteurs, un de leurs courtisans. Je bois de leur soupe. Je ne peux pas y cracher.

    Blasband : Tu m’as dit tout cela, dans la réalité !

    Dramaturge : Tu as fait de moi un personnage de fiction pour mettre tes mots dans ma bouche.

    Blasband : Tu voulais la fiction, Dramaturge.

    Dramaturge : J’aurai préféré que tu développes ma vie sexuelle. Au moins, je me serai amusé.

  8. Artiste : Nous sommes des artistes. Nous sommes profondément individualistes. En général, nous ne nous comprenons pas l’un l’autre. Parfois nous nous détestons. Nous ne formons pas un groupe... Nous ne voulons pas toucher à la politique, ni ne voulons être touchés par elle. La politique nous salit - je ne parle pas de la politique généreuse, je ne parle pas de l’utopie, mais ce que ce terme "politique" recèle de plus bas et de plus mesquin : la politique de parti, de ministère, d’institutions théâtrales. Mais nous avons besoin d’argent pour créer nos spectacles. Et cet argent, qui le possède? Les partis, les ministères, les institutions théâtrales... Nous faisons des compromis. Nous nous compromettons, un peu. Nous touchons à la politique mais du bout des doigts. Nous tentons d’utiliser la politique sans être utilisés par elle. Nous n’avons pas créé l’Atelier Saint-Anne. Nous n’avons pas décidé de mettre le Directeur à sa tête. Le Directeur nous a aidés mais nous l’avons aussi aidé. Nous sommes quittes. Ce n’est pas de la lâcheté, c’est juste du réalisme : nous ne voulons nous opposer ni à l’un, ni à l’autre. Ce combat ne nous regarde pas. Nous subirons les conséquences de combat, comme nous subissons tout, dans ce pays. Ce monde, nous ne l’avons pas inventé. Cette politique culturelle ou, plutôt, ce manque de politique culturelle, nous ne l’avons pas créé. Parfois, jadis, quand nous étions jeunes et naïfs, nous avons tenté de changer la situation. La situation est toujours restée la même ou s’est dégradée. On ne change pas un monde régi par l’administration et la politique. On tente juste de s’en arranger.

    Employé : Vous êtes les rats qui abandonnent le navire.

    Artiste : Cela n’a jamais été notre navire. C’est le vôtre, à vous, les employés. Nous n’y travaillons qu’au coup par coup.

    Employé : Vous nous regardez couler. Vos regards sont vides d’émotion.

    Artiste : Nous ne pouvons rien faire.

    Employé : Vous pourriez faire pression.

    Artiste : Pression sur qui ? Pression sur quoi ? Tout ceci nous dépasse.

    Employé : Un lieu de création va être fermé !

    Artiste : Ce n’est ni le premier, ni le dernier. Mais nous n’avons aucun pouvoir sur la fermeture ou l’ouverture des lieux de création.

    Employé : Nous allons perdre notre travail !

    Artiste : Nous n’avons pas cessé de le perdre. A chaque dernière d’un de nos spectacles, nous perdons notre travail, jusqu’à la prochaine fois.

    Employé : Vous avez choisi cette vie.

    Artiste : C’est un argument idiot : vous êtes artistes ? Alors souffrez !... Nous aussi, nous aurions voulu être employés, avec un salaire fixe, un treizième mois! Nous vivons de plus en plus mal. A chaque spectacle, nous devons tout recréer! A chaque spectacle, nous nous transformons en comptable, politicien, diplomate, stratège, et nous avons de moins en moins le temps d’être artistes. Vous avez votre responsabilité dans cette situation. Vous auriez dû être un tampon entre nous et la politique, nous et l’argent, nous et la réalité. Notre métier, c’est créer le rêve. Nous devons nous envoler et planer au-dessus de cette ville, de ce pays, au-dessus du monde. Vous n’avez pas cessé de nous faire retomber au sol.

    Employé : Vous êtes seuls. Vous crèverez seuls. Nous ne viendrons pas à votre enterrement.

    Artiste : Nous vous survivrons. Vous êtes les moyens d’une institution théâtrale. Nous en sommes les buts.

    Employé : Vous vous enfermez dans votre tour d’ivoire. Vous regardez tout de haut.

    Artiste : Vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez. Ce n’est pas seulement un théâtre qui ferme, c’est le monde occidental qui vacille. Le travail se dérègle, pour vous comme pour nous. Nous sommes, vous et nous, victimes de conjonctures qui nous dépassent. Tout ce que nous pouvons faire, c’est voter et gueuler. Mais voter, dans ce pays ne sert à rien. Et gueuler, dans une foule qui gueule... On ne vous entend pas.

    Employé : C’est du poujadisme!

    Artiste : C’est du réalisme.

    Employé : Vous élargissez le débat pour ne pas y être confronté. Je ne parle pas, moi, de la société en général, ou ce genre d’idées merdiques, cette langue de bois qui vous permet de ne pas agir. Je parle d’une théâtre, d’une institution théâtrale, l’Atelier Saint-Anne. Cette institution va fermer. Qu’est-ce que vous allez faire ?

    Artiste : La regarder fermer. Attendre. Voir ce qui va se passer après. Pleurer. Rire. Chanter.

    Employé : Nous ne chanterons pas avec vous.

    Artiste : Nous sommes des artistes. Nous chantons seuls.

    Employé : J’ai travaillé ailleurs. J’ai déjà vu des sociétés mourir. Ce n’est jamais joli-joli. Mais, au moins, dans ce genre de situation, les salariés cessent d’être des salariés. Ils deviennent des êtres humains. Ils vous montrent ce qu’ils ont de plus bas. Ils vous montrent ce qu’ils ont de plus beau.

    Employée : J’ai travaillé dans ce théâtre depuis sa naissance. Mon mari y a travaillé jusqu’à sa mort. Mon fils y travaille encore aujourd’hui. Quand mon mari allait mourir, il m’a dit : tu seras ma navette. Entre la vie et la mort, tu seras ma navette. Et j’ai fait cela. J’étais sa navette.

    Acteur : Les théâtres ferment. Nos contrats sont de plus en plus courts. Nous perdons de plus en plus facilement nos chômages de comédiens.

    Metteur en scène : J’ai un spectacle, la saison prochaine, et une reprise, au printemps.

    Metteur en scène : Je vais partir au Cambodge, travailler dans le déminage.

    Technicien : On m’a appelé. J’ai peut-être quelque chose, en septembre. Ou en octobre. Rien n’est très sûr. On verra.

    Dramaturge : Je vais peut-être changer complètement d’activité. J’ai le choix entre le suicide et l’écriture. L’écriture, c’est vrai, ça ne rapporte pas tellement. Le suicide vous permet de ne plus dépenser d’argent.

    Employé : J’ai peur du futur.

    Employé : Nous avons tous peur du futur.

    Artiste : Que va-t-il arriver?

    Technicien : Je vais me reposer. Je vais partir, peut-être, dans un autre pays.

    Employé : Je suis fini... Ma vie est terminée.

    Employé : Il faut recommencer.

    Technicien : Il faut se lever le matin et s’endormir le soir.

    Employée : Il faut sourire à nos enfants.

    Danseur : Il faut ne pas tomber, ne pas glisser, ne pas se casser une jambe.

    Metteur en scène : Il faut pouvoir se regarder dans la glace, sans aucune honte, tous les matins. Pour se raser.

    Directeur : Il faut créer autre chose, ailleurs.

    Acteur : Il faut ne pas perdre la face.

    Employé : Il faut perdre la face et rester digne.

    Employé : Il faut boire une autre bière - quelqu’un veut une autre bière ?

    Metteur en scène : Il faut réfléchir.

    Metteur en scène : Il faut rêver.

    Blasband : Il faut parler de ce théâtre qui meurt. Il faut en faire le deuil. Il faut changer de vie et de valeurs. Il faut marcher sur le fil et accepter la chute. Il faut remonter sur le fil et se remettre à marcher.

    Dramaturge : Il faudra faire une fête. Une grande fête. Un couscous. On se saoulera aussi.

    Blasband : Je n’aurais pas dû écrire ce texte.

    Dramaturge : Il fallait que tu l’écrives. Cela faisait partie de ta mission d’écrivain en résidence.

    Blasband : C’est une commande d’entreprise, rien de plus. Cela n’intéresse que les gens de l’Atelier Saint-Anne.

    Dramaturge : C’est plein de grands thèmes! Très actuels! La précarité sociale! L’artiste et le Prince! Les rapports entre création et pouvoir!

    Blasband : C’est rien que des disputes de bureau.

    Dramaturge : C’est la démocratie en marche. Dans une démocratie, les grands combats deviennent des disputes de bureau. C’est décevant, c’est pas très exaltant, la démocratie. Mais on n’a pas trouvé mieux.

Chœur : Un jour, peut-être, la société capitaliste occidentale s’écroulera, d’elle-même, sans combat ni massacre, comme l’a fait le communisme. Nos enfants connaîtront, peut-être, un monde sans électricité, sans voiture, ni médicament. Ils vivront dans des huttes. Ils regarderont rouiller nos usines. La plupart de nos arts disparaîtront. Le seul qui restera, ce sera le théâtre. Nos enfants, peut-être, travailleront dans un théâtre itinérant, avec des roulottes tirées par des bœufs. Ils seront tous acteurs et techniciens. Ils seront payés en nourriture. Ils joueront à la lumière des flambeaux. Ils ne vivront pas au-delà de quarante ans, mais ils seront sans doute heureux, malgré tout, parce qu’ils font du théâtre, comme nous, nous sommes heureux, malgré tout, parce que nous faisons du théâtre.

 

Conclusion, écrite deux ans plus tard (1998)

Au moment où j’écris ces lignes, la plupart des employés de l’Atelier Saint-Anne se sont recasés, en général dans le milieu théâtral, parfois dans des voies de garage dorées. Mais aucun n’a encore reçu ses indemnités de préavis. Au moment où j’écris ces lignes, les Tanneurs, ce n’est encore qu’une brique. La salle a été rénovée - mais grossièrement, m’a-t-on dit. Une directrice a été choisie. La politique projetée semble être celle préconisée par l’ancien Directeur, mais sans tout à fait les moyens adéquats pour le faire. L’avenir nous dira quelle âme aura cette brique.

Les rapports entre culture et politique ressemblent à une alliance avec le diable, sans que l’on soit sûr de qui est exactement le diable. Je serais mal placé pour critiquer cette alliance : j’en ai profité. Certains administratifs, certains politiques, ont misé sur moi et m’ont joué comme une pièce sur leur échiquier. Je me suis prêté à leurs jeux, pour mon propre intérêt, pour créer des spectacles, pour gagner un peu d’argent. Je suis, ne fût-ce qu’en partie, un artiste officiel. Moi non plus, je ne peux pas cracher dans la soupe après l’avoir bue. Mais il faut reconnaître que la subvention de la culture par le pouvoir politique entraîne des problèmes. Il faut cesser de faire semblant que l’art se contente d’utiliser le politique ou que le politique considère l’art comme son valet ou sa danseuse. La réalité est beaucoup plus complexe et demanderait à être analysée. Il faudrait en tirer une réflexion, qui guiderait tant les artistes que les politiques. En attendant, notre situation, à nous, artistes, ici et maintenant, n’est pas très claire. Nous ne sommes plus des courtisans face au Prince ; nous ne sommes pas non plus totalement indépendants du politique, comme cela se passe au Canada (situation qui génère ses propres effets pervers). Nous sommes à la merci d’un pouvoir flou et insaisissable.

Certaines inexactitudes, certaines naïvetés entachent certainement ce texte. Je les trouve d’autant plus significatives de cette grisaille où nous évoluons. Nous avançons dans le brouillard. Mais, enfin, nous avançons. C’est toujours ça.