VERKAMEN

Déclaration d’intention



 

 

 

Ce texte reprend et prolonge la précédente déclaration d’intention, qui accompagnait le scénario de " Verkamen " quand il fut présenté pour la première fois à la commission.

Certains points ont été ici précisés et amplifiés.

Cette déclaration est divisée en trois parties :

Le sens : pourquoi tourner ce film.

La forme : comment tourner ce film.

Le travail avec les comédiens.

C’est surtout la première partie de ce texte qui a été retravaillée ; les corrections dans la seconde et la troisième sont minimes.

 

 

LE SENS

 

D’après les réactions rencontrées lors du précédent passage de " Verkamen " à la commission, je me suis rendu compte que je dois, pour mieux faire comprendre mes intentions, faire un détour par le polar, donner une définition personnelle du polar, en spécifier certaines particularités :

 

 

POLAR

 

J’aime beaucoup le polar. J’aime lire et voir des polars. J’aimerais en écrire et en tourner. Je pourrais très bien envisager une carrière, tant littéraire que cinématographique, qui se cantonne à ce genre.

Le polar est sans prétention, c’est une forme codifiée et ludique, " une tranche de cake " comme disait Hitchcock ; mais en même temps, immanquablement, tout polar est construit sur des fondations psychologiques, politiques, morales et métaphysiques.

Cette affirmation peut sembler énorme. Le manque de prétention, l’origine populaire, les déclinaisons télévisuelles, la codification, tout cela peut nous faire croire que trouver dans le polar quoi que ce soit d’autre que de l’amusement est forcé.

Je crois qu’au contraire, même si le polar est ludique, il naît d’une pensée et débouche sur une pensée, et cela de façon évidente et naturelle.

Détaillons :

 

 

Politique

Le polar parle de la société ; il dénonce ou réconforte un ordre établi.

Ses personnages fétiches sont, d’une part, les défenseurs de cet ordre et, de l’autre, ceux qui y désobéissent. En magnifiant ou en condamnant plus ou moins les uns ou les autres, chaque polar affirme automatiquement une opinion politique.

Cette opinion est souvent simpliste, qu’elle soit de gauche ou de droite. Mais parfois, c’est beaucoup plus complexe : des réactionnaires, comme Elroy ou Patricia Cornwell, dénoncent souvent le manque de politique sociale en amont ; des auteurs " gauchistes " français tombent dans l’exaltation du combat au corps à corps, du meurtre de l’ennemi. La réalité ambiguë, qui est un des matériaux de base des auteurs de polars, trouble et enrichissent leurs idées.

 

 

Psychologie

Le matériau de base du polar, ce sont les êtres humains ; un polar est donc automatiquement psychologique. De plus, ce sont des êtres humains en états de crise, en train de commettre des actes limites : crimes, activités illégales, etc.

On me rétorquera que beaucoup de polars sont simplistes, justement du point de vue psychologique. Pour un Simenon ou un Elroy, il y a une pléiade de polars où les personnages se réduisent à des clichés, à une théorie psychologique mal assimilée, ou sont simplement incohérents.

Mais même quand cette psychologie est simpliste, elle reste un des moteurs principaux de l’action ; un moteur grippé, un moteur défectueux, un moteur qui demanderait à être révisé ; mais néanmoins un moteur.

 

 

Morale

La morale, en polar, est illustrée de la façon la plus imagée possible : littéralement, on y assiste au combat du bien contre le mal.

Heureusement, ce n’est pas toujours aussi manichéens. Dans, par exemple, la fin du " Faucan Maltais " (roman de Dashiell Hammett, film de John Huston), le héros choisit d’envoyer une femme (qu’il aime) en prison pour le meurtre de son associé (qu’il détestait) ; à l’inverse, l’inspecteur Lavardin de Chabrol, dans le film du même nom, décide de punir un innocent (par ailleurs une crapule) à la place des coupables (excusables).

Il s’agit, à chaque polar, d’une réflexion et d’une démonstration morale.

 

 

Métaphysique

Les polars suivent toujours une structure rigoureuse, quasi musicale, avec, pour chaque polar, son propre système de relation de causes à effets ; tout polar est donc, aussi, une réflexion sur la causalité.

Un film aussi apparemment gratuit et purement ludique que Pulp Fiction, est aussi une réflexion sur le hasard et la nécessité, et cela du point de vue de la structure générale (le jeu avec les temps) comme au sein des scènes (le personnage de Travolta est toujours aux toilettes quand se déroule un événement capital).

On me rétorquera qu’il y a, toujours, en cinéma, un jeu sur la causalité, au point que les contre-exemples, les films qui n’utilisent pas une causalité aussi mécanique et stricte (les films de Pialat, Tarkovski ou " Jeanne Dielman ") sont justement singulier pour cela.

Mais signalons que le polar, même quand il n’est pas filmé mais écrit, possède ce genre de structure rigoureuse. Un polar filmé est une réflexion sur les relations de causes à effets moins parce qu’il est un film que parce qu’il est un polar.

 

 

Vous me direz que toute œuvre de fiction, tout film, a des fondations dans ces quatre domaines. Certes, mais pas d’une façon aussi simple et automatique qu’un polar. Pour prendre un contre-exemple extrême, les films de Pialat sont basés sur la psychologie, parfois sur la morale ; y trouver des prolongements politiques ou métaphysiques demande de pousser l’analyse, de la forcer et, parfois, de tirer les cheveux (sauf " Police ", qui joue avec les archétypes du polar).

Evidemment, les auteurs de polar ne créent pas commençant par réfléchir à leurs positions dans ces quatre domaines de pensée pour ensuite en tirer une histoire. Au contraire, ce sont en général des purs conteurs. Mais, à un moment ou l’autre du processus de création, ils doivent s’arrêter et réfléchir, ils doivent se poser des questions morales, politiques, psychologiques et métaphysique, sans quoi ils risquent de se laisser porter par les clichés du genre, par la violence qui s’en dégage, s’y complaire et non seulement produire une œuvre médiocre, mais aussi, sans s’en rendre compte, d’aboutir au fascisme (cf. " Doberman ").

Plus encore qu’un romancier, un réalisateur de film qui fait un polar ne pourra éviter les questionnements : les bailleurs de fond, les producteurs, les techniciens, les acteurs, lui demandent, de mille façons, d’éclairer son propos ; de plus, parfois, on lui demande une déclaration d’intention. Il doit donc définir les idées sous-jacentes à son récit.

Mais il faut se méfier : une déclaration d’intention peut sembler prétentieuse à côté du polar ; ou, inversement, le polar peut sembler léger par rapport à la déclaration.

N’oublions pas : c’est une pensée qui fonde un cake.

Il faut donc à la fois accepter la pensée et le cake. Ils sont très éloignés l’un de l’autre mais, en polar, l’un ne va pas sans l’autre.

A présent, détaillons ces pensées qui fondent le morceau de cake qu’est Verkamen :

 

 

Le code du trafiquant

Le polar puise sa matière dans deux viviers : d’une part, des codes fictionnels forgés et affinés par la succession des auteurs et des œuvres (le Détective, le Maffieux, le Tueur à gage, le Flic pourri, le Flic archange, la fusillade, l’attaque à main armée, le passage à tabac, etc.) ; de l’autre, une réalité sociale et politique (l’histoire événementielle, le fait de société, les faits-divers).

Ces viviers pourraient sembler opposés mais, en fait, la réalité est une des sources de ces codes fictionels et, à l’inverse, les codes fictionels influencent la réalité : les policiers jouent avec leur image de policier et les gangsters, avec leur images de gangsters.

Pour ne pas se laisser dériver vers un fascisme plus ou moins mou, un auteur de polar doit jouer avec ces codes, doit dévier de ces codes. Cela rend les polars plus intéressants, plus crédibles, mais, surtout, cela permet de marquer des intentions.

Par exemple, pour " Verkamen " : dans les films, les trafiquants, au mieux, se rapprochent de Richard III ; au pire, ils ressemblent à Satanas et Diabolo ; en tous cas, il sont toujours très conscients de faire le mal et, pour ne pas s’en sentir coupable, ils retirent de cette transgression un plaisir sadique. Ce qui me semble être une survivance tardive d’une Chrétienneté moyenâgeuse, où les notions de bien et de mal, de pêchés, étaient ancrées plus profondément, en tous cas différemment chez les gens que de nos jours.

Une des caractéristique de notre époque, c’est la perte des valeurs, ou au moins leur amolissement ; personnellement, je préfère cela au fanatisme, mais cela a comme effet pervers de permettre aux gens d’être sûrs de leur bon droit, même quand ils commettent des actes répréhensibles – ou, pour être plus exact, cela enlève toute possibilité de qualifier un acte, quel qu’il soit, de répréhensible.

Il y eut certes des massacres au nom de la Chrétienneté. Mais pour accomplir cela, un Chrétien devait franchir certaines barrières (confession, casuistique, etc.) Maintenant, tout un chacun se crée son code moral sur mesure, très simpliste, pour justifier ses actes. Les gens qui votent le Vlaamse block, les patrons de Total Fina, les SS des camps de concentration, le monsieur qui fait chier son chien sur le trottoir, les trafiquants de drogue, sont tous sûrs de leur bon droit. La culpabilité individuelle n’existe presque plus, sinon pour les accidents : un chauffard qui a écrasé une petite fille se sent bien plus coupable qu’un soldat qui en a violé et massacré plusieurs dizaines.

Verkamen est un de ces trafiquants sûrs de leur bon droit. Il se considère comme un commerçant, l’égal d’un grossiste en matériel hi-fi ou en vêtement. Pour lui, ce qui le différencie d’eux, c’est le domaine d’activité, et, donc, les méthodes employées.

 

 

Comment devient-on trafiquant ?

Je voulais, dans Verkamen, montrer le cheminement, plausible, de quelqu’un qui devient trafiquant ; cheminement exemplaire mais, en même temps, particulier : pour qu’on croit à ce cheminement, il fallait que Verkamen ne se réduise pas à cela, qu’il aie un passé qui sert en partie d’explication (mais pas de justification) à son parcours. D’où la dépression ; d’où l’adultère de sa femme.

Ici, je vais insérer en italiques un passage de ma précédente déclaration d’intention :

On peut résumer " Verkamen " en une phrase :

" C’est l’autoportrait d’un petit grossiste de la drogue. "

Pour moi, c’est cela le principal intérêt du film : comment se décrit un trafiquant de drogue ? comment justifie-t-il des actes aussi socialement répréhensibles ? quels raisonnements et sophismes constituent son système de pensée ? comment en est-il arrivé là ? Plus simplement : quel est le visage humain du mal ?

Cette question peut sembler à d’aucun absurde ou naïve. Pour moi, elle est capitale.

Au Festival de Brest 1998 passait un court-métrage anglais, une sorte de documentaire, où quatre dictateurs (Hitler, Mussolini, Franco et Mao) racontaient leur vie en voix off sur des images d’archives. Ils ne narraient pas leur vie publique, historique ; non ; au contraire, ils décrivaient leurs vies privées, leurs petites manies, leurs maladies, leurs habitudes, névroses, douleurs familiales.

Beaucoup de spectateurs étaient révoltés par ce film, le trouvaient moralement abject.

Mais pour moi, en tant que demi-Juif, c’était capital de savoir qu’Hitler n’a pas eu de chance avec les femmes, qu’il aimait beaucoup les chiens, qu’il avait des problèmes de digestion ; important pour moi de me rendre compte qu’Hitler n’était pas une sorte de diable surnaturel mais qu’il était humain. Le Mal, et même ce Mal Absolu qui a détruit le tiers de ma famille juive, n’est pas l’apanage de quelques êtres inhumains, de quelques monstres ; non, le Mal Absolu est en germe en chacun de nous. Un ethnocide n’est pas commis par des êtres supérieurs ou dégénérés, mais comme le montre très bien le film " Shoah ", par des gens ordinaires. Les Hutus qui n’ont pas tué leurs voisins tutsis sont exceptionnels ; ce génocide, comme les autres, a été commis par des gens ordinaires, placé dans un système qui les poussaient à massacrer.

L’homme est capable du meilleur, très naturellement, mais, tout aussi naturellement, est capable du pire. La solidarité, la création, l’entraide, font autant partie de la nature humaine que les massacres et les camps de concentration.

Il faut affronter la monstruosité, en nous et chez l’autre, dans notre vie de tous les jours et dans la fiction. Il faut regarder le Mal Absolu en face, pour voir à quel point il est bêtement humain. Il faut prendre le risque de la fascination pour découvrir, au travers de notre propre fascination, ce Mal Absolu.

C’est pour cela que ce film porte le nom du trafiquant de drogue, " Verkamen ", tout comme " Richard III " porte le nom de ce roi monstrueux. Cette pièce de Shakespeare et le deux adaptations cinématographiques qui en ont été faites ces dernières années, celle avec Ian McKellen et celle d’Al Pacino, sont pour moi une inspiration principale pour trouver le sens de " Verkamen ", pour comprendre comment fonctionne cette histoire.

Le pièce de Shakespeare est jouissive : avant chacun de ses méfaits, Richard III nous prévient : vous allez voir, je vais commettre une action crapuleuse ! et il la commet ! Par exemple, il vous prévient que, tout handicapé et laid qu’il est, il va séduire la veuve de l’ennemi qu’il vient de tuer lui-même, et cela devant le corps de cet ennemi ! Et après, il renchérit : vous avez vu ? je l’ai fait !

Nous suivons Verkamen avec cette même jouissance, même si nous condamnons ses actions. Nous avons toujours rêvé de suivre le point de vue d’une commerçant de la drogue, et nous le voulons humain et intelligent, nous le voulons proche de nous. Nous ne croyons plus au diable ; nous savons maintenant, et de plus en plus, que le Mal est une des données de l’être humain. Nous voulons toucher ce Mal en l’autre, pour mieux le toucher en nous.

Qu’on me comprenne : je ne condamne pas le commerce de la drogue en soi ; je n’ai rien contre le fait qu’on vende de la drogue, et, sans entrer dans un grand débat, je trouve, au contraire, qu’il faudrait légaliser ce commerce, l’encadrer médicalement, etc. ; mais si la drogue n’était plus prohibée, des gens comme Verkamen opteraient pour une autre activité illégale, sans aucun contrôle de la société, et, donc, utiliseraient des moyens illégaux et immoraux : meurtres, extorsions, etc.

Ce sont des professionnels du mal, à plus petite échelle et dans d’autres conditions qu’Eichmann, mais ils travaillent dans le même secteur d’activité. Et contrairement à Richard III, ils n’ont aucune conscience du mal. Ils ont l’impression, tout comme les SS ou les massacreurs serbes, de juste faire leur boulot. Ils croient n’être que des commerçants.

Cela me les rends d’autant plus humains, fascinants, et haïssables.

 

 

L’enseignement dépassé

Verkamen est littéralement hanté par le souvenir de son mentor, monsieur Chevalier, qui lui tout appris sur le commerce de stupéfiant ; monsieur Chevalier qu’il a ensuite tué...

Ce film est aussi, en filigrane, une réflexion sur les rapports entre un maître et son élève.

Un enseignement doit être " dépassé ". Il faut assimiler l’enseignement d’un maître, sa pensée, mais, une fois cet enseignement intégré, il faut se rebeller contre le maître. En fin de processus, l’enseignant doit être critiqué, réfuté et, ne fut-ce que symboliquement, tué. Cela est extrêmement sensible et clair dans les domaines artistiques, mais c’est tout aussi vrai dans d’autres activités humaines (comme le commerce en gros de stupéfiants).

Lorsque j’ai du expliquer ce projets aux rapporteurs, la conjonction de plusieurs de ses élèves (dont son propre neveu) dans une même pièce m’a révélé que le rapport entre Verkamen et Chevalier est une métaphore de celui qui j’entretiens avec Gaston Compère, écrivain qui avait été mon professeur de français pendant mes deux dernières années à l’Athénée Royale d’Ixelles, et sans lequel aujourd’hui je n’écrirais certainement pas.

Certaines des idées de Compère me bloquaient : par exemple, un de ses postulats, était une croyance absolue à la sûreté infaillible du jugement de la postérité ; l’autre, la suprématie de la structure et du style sur le fond (ce qui peut entraîner une boursouflure de la forme). Pour me forger mon propre style, j’ai du rejeter ces idées parfois avec la violence d’un adolescent en crise.

Mais même si j’ai " tué " Compère en moi-même, son fantôme me hante : quand j’écris, ces lignes par exemple, j’ai l’impression, d’avoir, à la gauche de cette page, un page lignée, avec deux colonnes : " Style ", " Orthographe ". Je crois voir apparaître ses remarques acerbes au stylo rouge. Je l’imagine très bien hocher la tête, en joignant ses deux grandes mains par le bout des doigts, et de maugréer : " Philippe... " dans un soupir excédé...

Car même si vous avez " tué " le maître, il reste quand même en vous ; il vous accompagne et vous conseille ; son fantôme vous hante.

 

 

Conclusion

 

" Verkamen " est érigé sur toutes ces idée mais, en même temps, ne l’oublions pas, " Verkamen " est un morceau de cake.

Ce sera, je l’espère de tout cœur, un film jouissif à jouer, à tourner, et à voir.

 

 

 

LA FORME

Verkamen est un film en trois parties, avec trois types de narrations très différentes, donc trois styles très différents.

 

1. Les trois tueurs

Dans cette première partie, nous partirons de quelque chose de très concret et nous irons vers plus en plus d’abstraction.

Cette progression est évidemment inspirée par l’action, découle de l’action.

Les focales seront courtes au début et deviendront de plus en plus longues. Les plans seront d’abord généraux, pour devenir petit à petit serrés ; le découpage partira de plan-séquences pour arriver à une suite d’inserts (la fin de cette première partie étant l’injection d’héroïne : citation de " Panic in Needle Park "). La lumière, " plate " au début, deviendra de plus en plus tranchante, avec décrochages, etc. : on passera d’une fin de journée couverte, à la belge, au bleu et à l’orangé qui, dans les films, très abstraitement, signifient la nuit.

Le son suivra cette même évolution. Nous commencerons par une bande-son presque documentaire, où ambiance, parole, et effets sont entremêlés, pour arriver à des bourdonnements qui font office de basse continue (ambiance ville prise par un directionnel dirigé vers le ciel ; bourdonnement du conditionnement d’air de l’hôtel), sur lesquels se grefferont les paroles et des sons seuls très séparés, comme dans une publicité ou la bande-son du jeu " Riven ".

 

 

2. L’interrogatoire

L’interrogatoire, ce sera beaucoup, beaucoup, beaucoup, de champs/contrechamps : les personnages sont la plupart du temps face à face et se disputent : situation classique des champs/contrechamps.

Il faut assumer cette situation à priori aride, l’assumer, comme, par exemple, Marcel Ophuls assume et même revendique le côté " têtes parlantes " de ses films.

La plupart des films traitent les discussions entre deux personnages de la même manière, très efficace, mais répétitive : un plan d’ensemble, et deux séries de champs/contrechamps, plus ou moins de face, à deux focales et deux grosseurs de plans différentes (en général plan taille et gros plan).

Nous ne pouvons pas nous permettre, dans un film aussi basé sur la parole que Verkamen, de nous contenter de cette syntaxe simpliste. Il nous faudra partir d’une réflexion et déterminer des contraintes. A ce stade du travail, je peux déjà parler de deux axes :

 

Dominant / dominé

Au delà des dialogues, en contradiction parfois avec les dialogues, il nous faudra signifier qu’un personnage domine un autre personnage.

Cela, d’abord, par la mise en place, c’est à dire, entre autres, les déplacements des comédiens et la direction de leurs regards. Dans ce domaine, il est impossible de déterminer des règles : un personnage dominant peut rester immobile pour dominer, mais peut aussi bouger autour de l’autre, pour le dominer. Un personnage dominé peut être écrasé et en rester immobile, ou bien, par nervosité, se mettre à bouger. Les regards fuyants indiquent la faiblesse d’un personnage par rapport à un autre. Mais éviter le regard de l’autre permet aussi, parfois, de le dominer.

Il faudra déterminer au cas par cas, avec les comédiens, ce qui semblera le plus naturel et le plus efficace.

Une autre façon d’indiquer qui domine, qui est maître du jeu, c’est par le découpage. Etrangement, ici aussi, pas de règle : un plan large peut signifier tant la faiblesse que la force ; idem d’un gros plan. Ici aussi, cela se discutera, avec la scripte et la cadreuse. Evidemment, nous émettrons plusieurs solutions, que nous filmerons, pour avoir de la matière au montage. L’idée, c’est de ne jamais " couvrir " mais, à chaque plan, de renforcer l’impression de domination.

 

Passé / Présent

Des flash-back interrompent le cours de l’interrogatoire de Verkamen. Ces flash-back sont, eux aussi, souvent, des conversations. Il faudra traiter le découpage de ces flash-back (le " passé ") de manière tout à fait différente du découpage de l’interrogatoire (le " présent ").

Pour le passé, nous utiliserons des focales longues, qui, je trouve, donnent l’impression que les personnages " flottent " sur le décor. Les plans d’ensemble seront, évidemment, filmé avec des focales un peu plus courtes, mais les moins courtes possible. Il faut, avec ces longues focales, littéralement repousser ces scènes dans le passé.

De plus, dans les conversations, nous filmerons toujours de façons externes les champs/contrechamps, c’est à dire que pour filmer un personnage, la caméra sera toujours placée au-delà de l’autre personnage, avec ou sans référence de cet autre personnage.

Dans le présent, par contre, nous utiliserons des focales courtes et nous filmerons les champs/contrechamps de façon interne, c’est à dire que la caméra sera toujours placée (donnera l’impression d’être placée) entre les deux personnages.

Ce système demandera une certaine rigueur sur le tournage : pour couvrir en gros plans, il sera hors de question de rester à la même place caméra et de prendre une focale plus longue pour se " rapprocher ". Il faudra, ne fut ce qu’en partie, rapprocher physiquement la caméra.

Evidemment, ce système demandera, en même temps, que nous le trahissions de temps en temps, quand cela nous semblera plus efficace.

 

3. La fête

De nouveau, nous reprendrons les extrémités de la progression de la première partie, mais sans qu’il y ait, ici, progression. Le début sera " concret " à l’extrême, jusqu'à ce que Verkamen soit aux toilettes. Et après cela, nous serons tout de suite dans l’extrême " l’abstrait ", dans une situation qui est, presque, une citation de John Woo.

 

 

 

Le style de ce film ne sera jamais baroque ou trop appuyé ; il faut surtout qu’il suive l’action, sans l’étouffer.

 

 

L’apparition de Chevalier

Une question revient souvent à la lecture du scénario : comment apparaîtra le fantôme de Chevalier ? Hé bien, le plus simplement possible, c’est à dire au détour d’un raccord, de préférence un raccord dans le mouvement, un raccord presque invisible. Ce n’est qu’une fois le raccord fait qu’on se rendra compte que le fantôme est apparu.

Dans le film " eXistenZ " de Cronenberg, on passe ainsi d’un univers à l’autre. Là où d’autres auraient fait des morphings ou autres effets impressionnants, Cronenberg se contente de raccorder, simplement, entre deux univers comme s’ils faisaient partie de la même scène ; et c’est d’autant plus impressionnant.

Nous agirons de même. Cela sera moins coûteux qu’un effet, mais demandera une grande précision au tournage.

 

 

 

 

 

TRAVAIL AVEC LES COMEDIENS

 

L’idéal (mais l’idéal est souvent difficile à atteindre) serait d’avoir les quatre comédiens principaux, ceux qui joueront les rôles de Verkamen, Denoote, Mercier et Bex, pendant un mois et de travailler avec eux la partie centrale comme une pièce de théâtre - mais une pièce de théâtre sans public, c’est à dire sans jeu projeté, sinon d’un acteur à l’autre.

Ce mois de travail permettra aux comédiens de connaître le texte et la dramaturgie au cordeau ; si, après, pendant deux semaines, l’on prépare bien la mise en place et le découpage avec le cadreur et la scripte, nous pourrons tourner cette partie rapidement et sans nous presser. Les comédiens ayant une idée très précise de l’ensemble, nous pourrons strictement tourner dans les axes, mais aussi utiliser ce qui semble être un handicap, cette parcellisation du tournage, comme une force, pour briser chez chacun des comédiens cette conscience de l’ensemble du film.

Je m’explique : souvent, les comédiens, sur les tournages, ont une telle peur de la continuité qu’ils n’osent pas se laisser aller scène par scène. Ici, ils seront rassuré : ils connaîtrons si bien la continuité qu’ils se sentiront libre de dévier de cette continuité, de tenter des choses.

Cette méthode me semble adéquate parce que tous les personnages de l’interrogatoire sont, d’une manière ou d’une autre, en représentation. Ils jouent. Il faudra donc créer une façon cinématographique de se mettre en représentation, différente pour chaque personnage.

Les tueurs, les vieux voisins, etc., eux, ne sont pas en représentation. Leur jeu sera beaucoup plus simple, moins à multiples facettes. C’est particulièrement important pour les tueurs : au tout début du film, il ne faut qu’ils jouent aux tueurs. Ils doivent sembler anodins. Ils doivent ressembler à trois médecins en rendez-vous.

Ils seront donc dirigés de façon inverse aux personnages des interrogatoires, c’est à dire de façon beaucoup plus classique sur les tournages. Le rythme du tournage sera ralenti quand ils seront là, pour laisser des temps très longs pour travailler avec eux. Ils seront des " pièces rapportées ", comme ils le sont d’ailleurs dans l’histoire, et seront même mis en condition dans cette optique. L’idéal (toujours si difficile à atteindre...) serait, par exemple, de garder les trois tueurs dans un hôtel, et qu’ils attendent qu’on viennent les chercher pour tourner, sans savoir quand exactement - la situation des tueurs dans l’histoire.

Ce que je voudrais, c’est de créer deux énergies tout à fait différentes chez les comédiens : celle de l’interrogatoire et celle du restant du film.