MONSIEUR COMPERE
Souvent, j’ai l’impression d’être encore et toujours l’élève de monsieur Compère.
Je dis " monsieur Compère " et non pas " Gaston Compère " : ce sont pour moi des personnalités tout à fait distinctes. " Gaston Compère " est un écrivain, auteur de théâtre et de roman, mais avant tout poète, car poète aussi dans sa prose et ses dialogues – non, je me trompe : avant tout musicien, car Gaston Compère est musicien dans tout ce qu’il écrit.
Mais " Monsieur Compère ", même s’il habitait le même corps et le même esprit que " Gaston Compère ", c’était quelqu’un d’autre : un professeur de français et de littérature, à l’Athénée Royale d’Ixelles. Dans ce texte, c’est de lui que je vais parler.
Si je n’avais pas rencontré monsieur Compère dans cette Athénée, si je n’avais pas suivi ses neuf heures de cours par semaine pendant deux ans, je serais maintenant informaticien, ou dessinateur de bandes dessinées, ou plombier.
Il descendait la littérature de son piédestal poussiéreux. Il nous obligeait à nous confronter aux textes, à la voix de l’écrivain, à son style.
Il parlait de Blaise Pascal ou de Céline ou de Gérard de Nerval non pas comme des dates, comme des courants ou des thèmes, mais comme des personnes encore vivantes, présentes à ses côtés. Il en condamnait certains, parfois avec mauvaise foi ; il essayait de ne pas exagérer, de garder une certaine impartialité, mais quand même : Gide ou Camus, on sentait bien qu’ils l’emmerdaient.
Pour lui, la littérature, c’était une cours de récréation, où tous ces petits écrivains se chamaillaient, à travers les siècles et les pays, là, maintenant, devant nous. Monsieur Compère, parce qu’il était en même temps Gaston Compère, avait le droit de se chamailler avec eux.
Ma génération nivelait tout : la bande dessinée, la publicité, la série télévisée, les textes de chanson, étaient considérés comme valant bien, tous compte fait, Mallarmée, ou l’opéra, ou Proust ; alors, autant se contenter sans complexe de cette culture de masse pré-mâchée, et omettre (car c’est quand même plus difficile) Mallarmée, l’opéra ou Proust.
Monsieur Compère ne nous laissait pas nous installer dans cette paresse intellectuelle. Il se disait élitiste – pas du tout politiquement, mais artistiquement. Il établissait des hiérarchies, d’autant plus personnelles et questionnables qu’il en indiquait clairement la subjectivité. Il sous-entendait toujours : vous pouvez ne pas être d’accord. Vous devez ne pas être d’accord. Vous devez vous forger, avec le plus d’égoïsme et de férocité possible, votre propre avis. Vous devez avoir l’arrogance d’être chacun de vous unique.
Nous étions déformés d’une autre manière : on nous avait fait croire que ce qui importait, en littérature, c’étaient les idées, les thèmes, le contexte social, psychologique, psychanalytique, politique, etc. Et monsieur Compère nous martelait : le plus important, c’est le style.
Il ne faisait que rarement des analyses grammaticales. Il ne nous assommait pas de classements rhétoriques trop pointilleux, se contentant des grandes lignes. Il évitait tout ce qui était exhaustif, systématique, rebutant. Il n’avait pas besoin de grille d’analyse, car il avait à sa disposition un outil merveilleux pour nous faire sentir la beauté d’un style : il lisait. Il lisait comme on doit lire la littérature, c’est à dire d’une voix monocorde, sans jamais faire d’emphase. Il ne nous faisait pas entendre une interprétation du texte, mais le texte lui-même.
Souvent, nous demandions à quitter la classe et à finir le cours dans un café. Il se laissait volontiers tenter. Même là, il restait un professeur et nous ses élèves, mais sur un mode plus familier. Il n’était pas un de ces professeurs " copains ", comme il en existait à l’époque ; sa personnalité était si forte, son ascendant sur nous si puissant, qu’il n’avait pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour que nous l’écoutions, même hors d’un contexte scolaire. Il aurait pu facilement nous endoctriner, nous écraser, nous modifier ; profondément individualiste, il utilisa cet ascendant pour nous initier à la littérature.
Quand il était particulièrement de mauvaise humeur, il nous faisait entrer dans la classe en bougonnant. Dès que nous étions assis, il annonçait : " Interrogation ! " Et les questions qu’il posait étaient si précises et si retorses que nous ne parvenions pas à y répondre.
Ensuite, il laissait parfois échapper : " Ah, je me sens mieux ! " Je crois qu’ensuite il déchirait les copies.
Peut-être que Gaston Compère, en écoutant ou en lisant ce texte, ne s’y retrouve pas.
Mais il est mal placé pour juger : il n’a jamais été, lui, élève de monsieur Compère.
Il était parfois brutalement facétieux. Par exemple :
Pendant un cours, un élève s’endort. Monsieur Compère se garde bien de l’éveiller. A la sonnerie, l’élève ne se réveille toujours pas. Alors, dans le silence le plus complet, monsieur Compère fait se lever la classe et la fait sortir ; toujours dans le silence le plus complet, il fait rentrer la classe suivante. Ensuite, de donner cours comme si de rien n’était. L’élève s’éveille dix ou quinze minutes plus tard. D’abord, il prend un air sérieux, gribouille quelques notes dans son cahier. Il entend, autour de lui, des rires étouffés. Il se rend compte qu’il est entouré par des élèves d’une autre année. Effrayé, sans un mot, il range ses affaires et il sort.
Monsieur Compère a pris sa pension et il a laissé toute la place, je présume, à Gaston Compère.
L’Athénée Royale d’Ixelles a été fermée.
Je suis écrivain.
Et souvent, j’ai l’impression d’être encore et toujours l’élève de monsieur Compère.