Le village oublié d’au-delà
des montagnes

Présentation du projet

 

 

Au moment où j’écris ces lignes, les répétitions du " Village Oublié d’au-delà des Montagnes " ne sont même pas encore planifiées ; nous n’avons pas trouvé le premier franc pour monter cette pièce ; aucun co-producteur ne s’est formellement engagé ; mais la production de cette pièce, c’est déjà toute une histoire.

Au commencement, je voulais juste et seulement écrire cette pièce. Mais en l’écrivant, je sentais que l’écriture ne serait pas terminée le premier jour de représentation, qu’elle ne serait pas terminée à la première ; donc, je devais rester très proche de la première mise en scène ; et comment être plus proche qu’en étant soi-même le metteur en scène ?

J’écrivis donc le texte qui suit.

 

 

Ecrit d’abord

 

Ceci est ma dernière pièce de théâtre. La dernière, en tous cas, que j’écrirai avant longtemps.

Une dizaine de mes pièces ont été jouées en quatre, cinq ans ; je me sens vidé. C’est le moment, pour moi, de passer à autre chose.

Avant cela, je voudrais terminer par une pièce d’une ampleur que je n’ai jamais explorée, une pièce d’au moins quatre, cinq heures, avec beaucoup de personnages.

Pour rendre néanmoins cette pièce productible en toute lucidité dans le contexte économique actuel, j’utiliserai cinq comédiens. Les différents personnages seront signifiés par différents systèmes de marionnettes et de masques, de manières à ce que deux comédiens, dans la même représentation, pourront jouer le même personnage.

Plutôt que d’utiliser la configuration classique de comédiens / personnages, nous aurons une troupe de conteurs / comédiens.

C’est à dire des griots.

Je compte assumer moi-même la mise en scène. Je tenterai d’y pousser à son paroxysme mon goût des mises en scène pauvres et dépouillées. Cette pauvreté est certes dictée par des impératifs économiques ; mais pas seulement. Il s’agît aussi de mettre le récit et les comédiens au centre du spectacle, en effaçant tous les autres éléments ; mais pas seulement.

Ce dépouillement, cette nudité, fait résonner quelque chose enfui en moi et, je crois, dans le public. Fait résonner quoi ? Je ne sais pas encore. Si je veux moi-même me charger de la mise en scène, c’est pour trouver, peut-être, une réponse à cette question.

Nuançons cette idée de " pauvreté " qui fait souvent peur aux commanditaires, co-producteurs, etc. Il s’agira de sciemment sacrifier certains domaines (par exemple le décor, le nombre de comédien, etc.) pour nous offrir le luxe dans d’autres (le temps de répétition, les accessoires, etc).

La contrainte de départ sera de faire un spectacle qui, malgré sa longueur et sa complexité (marionnettes, masques, instruments de musique, etc.), pourra être monté n’importe où, dans n’importe quel salle, théâtre, hangar, etc., en une petite heure, par les comédiens eux-mêmes. Le matériel devra tenir dans une camionnette.

Il nous faudra donc du temps : les artefacts de mise en scène permettent de travailler plus vite ; il faut du temps pour faire très simple.

Etant donné la quantité de texte, la durée du spectacle et ce soucis de simplicité, cinq mois de répétitions seront nécessaires.

" Le Village Oublié d’Au-delà des Montagnes " parle d’un village imaginaire, en Iran ; je crois que c’est une pièce importante à monter ici et aujourd’hui, même si je ne sais pas pourquoi, pas plus que je ne connais le sens qui se cache sous cette pièce, ni de la manière dont ce sens sera reçu par le public.

C’est pour trouver les réponses à ces questions que je veux moi-même monter cette pièce.

 

 

 

Ecrit plus tard

 

Pourquoi une pièce aussi longue ?

Pour la profusion des récits, des personnages, des situations.

Pour le souffle, la complexité, l’ambiguïté.

Pour que le spectateur puisse petit à petit entrer dans le spectacle.

Pour que les personnages, à force, nous semblent réels.

Pour concurrencer le roman, ce que le roman a d’épique et d’ample.

La méthode de production employée se précise.

Spécifions chacune des contraintes de cette méthode :

 

 

 

ECRIT ENFIN : PRATIQUEMENT

 

Pour mettre en scène cette pièce, j’aurai besoin de cinq mois de travail, avec un assistant, ainsi qu’un gestionnaire. Ce dernier poste demande une explication : mettre en scène cette pièce posera toute une série de problèmes accumulés : comédiens jouant plusieurs personnages ; auteur qui met en scène, même si je commence à avoir l’habitude de cette configuration ; longueur du texte ; pauvreté de la mise en scène. Pour mener tout cela à bien, dans un laps de temps tous comptes fait assez court (cinq mois pour plus ou moins cinq heures de spectacle) il faut que l’équipe soit préservée des contingences extérieures, qu’elle travaille dans une bulle. Il faudra donc une personne pour servir de lien entre cette bulle et l’extérieur, c’est-à-dire les institutions productrices, les lieux, l’argent, les contingences, etc.

 

Techniciens

Les interventions des techniciens seront ponctuelles et suivront toujours la même routine : une intervention massive au début des répétitions ; des concrétisations conséquentes au milieu ; et, enfin, des rectifications à la fin.

Ce spectacle ne supporterait pas la façon d’opérer habituelle, c’est-à-dire de faire intervenir la technique à la toute fin, comme pour " habiller " le spectacle. Ici, tous les éléments techniques seront les partenaires directs des comédiens, qui auront besoin, pour répéter, d’avoir dès le début ne fut-ce que les bases de ces éléments.

Les techniciens seront au nombre de trois ; une personne pour chacun des départements suivants : costumes, lumières, et décor. (J’insiste : une seule personne par département ; plus entraînerait trop de lourdeur pour le spectacle.)

Ces trois départements s’inspireront d’un passage de la fin de la pièce :

" Ils (les ex-habitants du village) sont pauvres. Ils vivent dans les déchets. Parfois, pour un morceau de pain, pour un peu de lait, ils se mettent ensemble, et ils racontent leur histoire aux passants. L’histoire du village d’ici. "

Nous suivrons le plus simplement possible la phrase : " Ils vivent dans des déchets ". Ils s’habillent, s’éclairent, jouent et mettent en scène leur récit avec les moyen du bord, c’est-à-dire ce que l’on trouve dans une décharge.

C’est une pièce de mendiants.

Evidemment, nous styliserons. Mais à quel point ? de quelle façon ? Je ne sais pas encore.

 

Costumes

Au tout début des répétitions, la costumière amènera un tas de vêtements. Ce seront des vêtements occidentaux , désuets, rapiécés, mais aussi des vêtements orientaux et nord-africains : shalvars, djellabah, lotthi, foulards, etc.

Jusqu’au milieu des répétitions, les comédiens pourront piocher dans ce tas, et se créer petit à petit deux " tenues de scène ", dans lesquels ils se sentent à l’aise. Ensuite, au milieu des répétitions, ces deux tenues seront finalisées, éventuellement corrigées, salies ou raccommodées par la costumière.

En fin de répétition, la costumière fera encore d’éventuelles rectifications.

Décors (et accessoires)

Les décors se décomposent en trois catégories :

L’espace de jeu, que les comédiens délimiteront, avant ou au début de la représentation, quel que soit le lieu dans lequel ils jouent - un peu comme un chat qui pisse pour marquer son territoire. Ils auront, sans doute, besoin d’accessoires pour le délimiter ce territoire, et aussi pour établir, au travers de cette délimitation, le rapport qu’ils entretiendront avec le public pendant la représentation.

Cette délimitation du territoire pourrait se faire, par exemple, par un tapis. Ce tapis n’est qu’un exemple, le premier qui me vient à l’esprit ; il nous faudra sans doute trouver une idée plus pauvre encore, plus originale, moins brutalement concrète. Le décorateur nous apportera, lui aussi, un tas d’objets que l’on pourrait trouver dans une décharge. Nous chercherons en piochant dans ce tas.

Les " marionnettes ", c’est-à-dire, pour être plus précis, le ou les systèmes extérieurs au jeu qui permettront aux comédiens de passer d’un personnage à l’autre. Il se peut, évidemment, que ces systèmes restent purement de l’ordre du jeu ; mais il est probable que, par contre, nous options pour un système de signe, au moyen d’un accessoire, proche du masque ou de la marionnette. Il nous faudra, pour cela aussi, partir du tas d’objet, et chercher.

Les " instruments de musique ", enfin, seront aussi issus du tas d’objet. S’il y a musique, ce sera une musique très pauvre, plus des sons bruts, des rythmes, que des mélodies ; une musique que tous les comédiens pourront jouer, même sans formation musicale. Nous utiliserons des objets du tas pour en tirer des sons : bidons, ressorts, etc. Nous verrons, au milieu des répétitions, s’il ne faut pas adjoindre de vrais instruments (tambourins, etc.), mais toujours très simples.

 

Lumière

La lumière devra être faite de bric et de broc, surtout pas d’éclairage de théâtre (ou, si c’est le cas, cela devra être bien caché). Cette lumière devra être facile à installer et à manipuler, par les comédiens eux-mêmes.

Ici aussi, des éléments seront amenés au début du travail, mais plus élaborés, quand même, que pour le décor ; ici, au lieu d’un " tas ", nous aurons, déjà, des propositions, que les comédiens testerons.

Deux directions de départ possible : les flambeaux ; l’éclairage de rue.

 

Comédiens

Les comédiens sont trois femmes et deux hommes. Ce sont des comédiens qui ont un monde intérieur riche et poétique. Ce sont des comédiens avec lesquels je m’entends et qui pourront, je l’espère, me supporter pendant cinq mois.

Ce sont aussi de comédiens que je ne cerne pas tout-à-fait, qui gardent pour moi un mystère. Mon travail de metteur en scène sera, aussi, de questionner ce mystère.

Nous travaillerons de dix heures du matin à cinq heures du soir, sauf dans la dernière quinzaine.

Nous ne travaillerons pas les samedi, sauf, peut-être, le dernier mois.

 

Emploi du temps, 1ère période

Pendant approximativement deux semaines, nous commencerons par des lectures, qui aboutiront à des discussions, à une dramaturgie de l’ensemble de la pièce, et, éventuellement, la réécriture de certains passages.

 

Emploi du temps, 2ème période

Pendant la deuxième période, qui durera trois mois, le travail sera divisé en quatre strates, qui se succéderont dans une semaines, voire dans une même journée :

Texte  : le texte sera abordé en même temps pour la mémorisation et la dramaturgie. Les italiennes nous serviront de base pour chercher non pas " ce que l’auteur veut dire " (je le connais, cet auteur, et la plupart du temps, croyez-moi, il ne veut pas dire grand chose) mais ce que le texte veut dire.

Personnages  : les personnages seront analysés, et ensuite signifiés, que ce soit par le jeu ou un système de marionnettes ou de masque. Je pencherais pour un système où un objet signifie le personnage, mais ne cache pas le comédien qui le joue. Je préférerais, à priori, ne pas opter pour un système aussi brutal que dans " Ja ja maar nee nee ", c’est-à-dire des petites pancartes avec le nom du personnage, pendu aux cous des comédiens. Cela renforçait la dérision de cette pièce-là. Mais dans le " Village oublié ", cela serait trop brutal. Je veux, au contraire, que ce soit le système de signification des personnages soit le moins systématique possible, tout en restant rapidement compréhensible.

Il serait intéressant d’essayer de faire jouer un personnage par plusieurs comédiens ; cf. Face/off. Cela permettrait de voir un personnage éclairé différemment, par les différents comédiens ; cela permettrait aussi de casser la liaison personnage / comédien, pour clairement montrer qu’il s’agît plutôt de comédiens-conteurs qui racontent, tous ensemble, une histoire.

Scènes : nous travaillerons séparément chaque scène, éventuellement dans le désordre, en changeant les rôles. Nous chercherons comment renforcer les scènes par des artifices scéniques et musicaux, toujours les plus simples possible, les plus limpides possible : poètique de la pauvreté ; beauté du brol.

Rapport public / comédiens : quel est le statut du comédien pour le public ? quel statut le comédien donne au public ? Les réponses à ces questions peuvent parfois paraître évidentes ; alors, tant mieux, nous y répondrons et ne nous en soucierons plus ; mais, comme souvent, nous serons peut-être obligé de chercher ces réponses tout le long des répétitions, et jusque pendant les représentations. Cela ne servira à rien de fuir. Essayer d’esquiver ces questions rendrait notre propos et notre spectacle brumeux. Nous devons nous les coltiner.

Nous travaillerons ces quatre strates pendant trois mois, sans nous inquiéter beaucoup d’enchaînements entre les scènes ; nous créerons du matériaux.

 

Emploi du temps 3ème période

Le dernier mois et demi, nous rassemblerons tout ce matériau créé dans la deuxième période. Nous ferons d’abord des fragments de la pièce, de plus en plus long, pour petit à petit arriver aux filages. Nous nous pencherons de nouveau sur l’ensemble de la pièce, ce qui nous poussera à, parfois, reprendre des scènes, ou même les réécrire. Cela risque d’être un passage éprouvant.

 

Feedback

Après chaque journée de travail, un quart d’heure sera pris pour faire un feedback : que s’est-il passé ? quel travail a été accomplis ? quel travail reste à faire ? quelle méthode est-elle inadéquate ? comment l’améliorer ? C’est un moment où les comédiens (et les techniciens) peuvent tout dire au metteur en scène, même si cela verse dans le règlement de compte ou le psychodrame ; il vaut mieux que cela éclate un quart d’heure par jour, plutôt que cela s’accumule et que cela explose, en général au plus mauvais moment, c’est-à-dire dans la dernière semaine des répétitions.

En plus, d’un point de vue méthodologique, étant donné le peu de temps imparti et le peu d’expérience que j’aie d’un travail d’une telle envergure, il faut mieux pouvoir changer au plus vite son fusil d’épaule si nous prenons une mauvaise route.

 

Echauffement

S’il y a manipulation d’accessoires trop contraignants, ou gestes trop éprouvants, nous créerons un échauffement adéquat que nous ferons avant chaque répétition, et chaque représentation - il s’agît, quand même, d’une pièce très longue, avec une forte présence de chaque comédien sur scène. Si besoin, au milieu des répétitions, nous engagerons un osthéopathe pour déterminer exactement le déroulement de cet échauffement, en fonction des comédiens et des muscles sollicités.

 

Spectateurs

Comme indiqué plus haut, nous travaillerons dans une " bulle " ; mais, une fois par semaine, nous ouvrirons cette bulle. Cela se passera systématiquement le vendredi après-midi. Les comédiens joueront un fragment plus ou moins long devant un public. Ce fragment sera dans l’état, avec, éventuellement, la brochure. Le but ne sera absolument pas d’avoir un produit fini, mais d’habituer les comédiens à l’interaction avec le public. Le public est un partenaire ; le garder absent pendant les répétitions me semblent peu heureux.

Ce public sera toujours de deux sources différentes : d’une part, ceux qui entourent et soutiennent la bulle, commanditaires, producteurs, équipes de théâtre, etc. ; d’autre part, un public tout-à-fait différent : amis, mais aussi lycéens, chômeurs, vieux, gens qui ne vont pas au théâtre.

Il faut que ces essais soient aussi des spectacles, quelque soient leur durée ou leur état d’avancement. Les comédiens et moi-même, nous devrons en assumer le côté brut. Car ce côté brut sera la source de la mise en scène :

 

Mise en scène

Car la mise en scène sera la plus brute possible.

Cf. Dito-Dito : ce qui est important, dans le spectacle, c’est le spectacle. Tout le reste doit être écarté. Nous ne nous soucierons pas trop de mémorisation (les comédiens pourront consulter leur texte et souffler), de forme (qui sera la moins élaborée possible), de beauté (nous écarterons tout ce qui est " joli ", tout colifichet, tout ornement). Nous nous soucierons juste de raconter l’histoire.

Nous éviterons au maximum les artifices théâtraux inutiles. Evidemment, c’est une démarche éminemment théâtrale.

Nous éviterons au maximum tout style et nous contenterons de ce que nous dicte la contingence. Evidemment, cela sera le comble du style.

 

 

 

Arrivé à la fin de l’écriture d’une telle pièce, je me sentis particulièrement vidé.

J’eus l’impression de ne plus avoir la force de la mettre en scène ; je me mis à la recherche d’un metteur en scène.

Il me fallait une personne avec qui je sois assez proche pour qu’elle puisse me pousser à encore travailler la pièce, qu’elle puisse diriger mon écriture, sans heurt, en toute sérénité ; une personne que j’admire et auquel je fais une confiance absolue, mais que je n’impressionne pas et qui ne m’impressionne pas non plus ; une personne avec laquelle il n’y aurait pas le moindre jeu de pouvoir. Cela me laissait un champs très étroit.

(Si je décidai de trouver un metteur en scène c’est, aussi, je l’avoue, parce que j’ai peur du pouvoir. Assumer une position de pouvoir est malaisé ; on est la cible de toutes les critiques et remises en questions ; je tentais de fuir le pouvoir, de le refiler comme une patate chaude à quelqu’un d’autre.)

Je pensais déjà à Véronique Dumont comme comédienne pour le " Village Oublié " ; de là à lui proposer la mise en scène, il n’y avait qu’un pas. Elle avait déjà mis en scène " le Masque du Dragon ", un de mes textes, à l’Atelier Saint-Anne.

Elle écrivit donc le texte qui suit ; j’en corrigeai quelques détails ; je l’assume pleinement, comme s’il émanait de moi-même : Véronique était véritablement un alter ego.

Elle n’énonçait pas ici ce que j’aurais pu énoncer moi-même, mais justement autre chose, de neuf, en dehors de moi-même, en dehors de tout ce que je pouvais penser ou imaginer, mais qui me semblait d’une justesse absolue. Elle énonçait ce qui me faisait défaut.

 

 

Le sens - l’absence de sens

 

 

" Le Village oublié d’au-delà des montagnes " est une longue histoire qui, fort justement et très cruellement, dépeint la nature humaine.

Qu’est-ce qu’un être humain ? Comment fonctionne-t-il ? Quand son univers vacille, bascule, s’écroule, change du tout au tout, face à la mort, à la violence, à l’horreur, au traumatisme, comment réagit un être humain ?

D’après cette pièce : un être humain croit que sa vie a beaucoup d’importance dans l’univers ; alors, qu’en fin de compte...

C’est une fausse image. Un leurre. Un danger.

Cette pièce démonte les mécanismes transforment vos rêves les plus beaux, en vos actes les plus laids.

La pièce ne prend aucune position arrêtée. Pas de jugement, pas de morale. Pas de message. La réalité brute, complexe, contradictoire. (Ne pas en rajouter par la mise en scène et le jeu !)

L’atmosphère dans laquelle baigne cette pièce, baignera le spectacle : mélange de deux univers : Orient et Occident.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Jeu - l’absence de Jeu

 

 

J’ai envie de travailler comme un photographe. J’ai envie de prendre des clichés sur la solitude des comédiens, leurs rapports avec les autres, leurs gestes, leurs regards. J’ai envie de me constituer petit à petit un album-photo...

L’écriture de Blasband me suggère : réduis l’expression à des codes gestuels !...

Le mouvement et l’espace sont contenus dans l’écriture !...

Les comédiens, pour suggérer cet espace et ce mouvement, ont très peu à faire !...

Cf. Gordon Craig : un travail inspiré de la marionnette, un travail qui permettrait d’offrir une gestuelle et une maîtrise ; pas un carcan ; au contraire : une structure pour libérer l’acteur.

L’acteur se doit de donner des images nettes. Traquer le flou par l’épuration des différentes sortes de jeux.

Par une technique de travail, arriver au dénuement du comédien. Il devient impossible, pour lui, d’utiliser des effets.

Travailler sur la capacité de passer d’un personnage à l’autre sans que le spectateur s’en aperçoive.

Avec virtuosité.

Dès lors : travailler sur la non-identification. Le comédien signifie le personnage. Il reste conteur - il reste lui-même.

Sentir que les comédiens jouent avec les mêmes bagages, les même travail corporel, les mêmes codes. Créer une troupe, le temps du spectacle.

Travailler sur le sens et non sur l’éblouissement.

Pas un spectacle " joli ", " bien joué ". Un spectacle juste.

 

 

 

 

 

 

 

 

La scénographie - l’absence de scénographie

 

Créer une technique de travail qui s’inspire de l’Art Oriental.

Ne pas montrer (ce qui est occidental, américain, hollywoodien). Suggérer, car on ne peut pas, on ne veut pas, montrer.

Un art furtif.

On pourrait imaginer une mise en scène de ce texte qui montrerait tout : quarante comédiens ; décors changeants ; effets pyrotechniques ; etc. L’impossibilité technique et financière d’un tel spectacle n’est pas l’argument qui m’en dissuade : nous voulons permettre au spectateur d’imaginer le ou les personnages, d’imaginer les décors, d’imaginer ce qui se passe entre les scènes, derrière les scènes.

Pour renforcer l’imaginaire du spectateur : réduire la représentation à la plus simple expression possible.

Ne pas donner toutes les cartes au spectateur : le nourrir sans le gaver.

Créer des manques, pour qu’il puise en lui ce qui le rattache à cette histoire, qu’il imagine, en lui-même, de lui-même, la partie manquante de l’histoire.

Créer des tremplins pour que le spectateur soit à même de collaborer au spectacle.

S’il veut voir, il doit donner.

Pas un décor. Une scénographie réduite à sa plus simple expression. Une scénographie purement visuelle, sensitive et musicale.

Probablement, une estrade pour recevoir les acteurs-conteurs, et un fourbis d’accessoires liés aux personnages.

Probablement, une grande tente aux couleurs chaudes, qui surplombe les spectateurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps - l’absence du temps

 

Ne pas se soucier du " timing théâtral ", de plus en plus imposé aux différentes productions. Créer un temps interne. Retrouver le temps des petits enfants, flou, parfois très rapide, parfois très lent.

Pour cela, signifier aux spectateurs, leur murmurer, leur crier, leur jouer :

Cette histoire dure longtemps.

Vous avez peur de ce temps ? Réjouissez-vous !

Vous partez pour un long voyage.

Goûtez le calme de la narration.

Tendez vos oreilles, ouvrez vos yeux.

Désespérez de la vie afin d’espérer qu’elle change.

Regardons-nous vraiment,

avec nos lâchetés infinies,

avec nos courages infinis,

capable du meilleur et du pire (mais le meilleur, c’est plus dur).

Au lieu d’espérer que l’homme change, désespérez qu’il change.

Enfin, une pensée positive...

 

 

Véronique commença son travail préparatoire. Elle choisit une distribution, avec mon accord un peu circonspect : je ne comprenais pas vraiment ce qui dictait ses choix mais en même temps je sentais leur justesse absolue.

Un premier dossier fut remis à l’ACAP.

Une lecture eut lieu au café-restaurant " le Bazar ". Nous avions convié une trentaine de comédiens amis pour lire le texte et invité un public de professionnels et de producteurs pour l’entendre. Nous voulions faire connaître ce texte (les deux cent pages de la brochure font souvent peur).

Pour moi, il était nécessaire d’une fois entendre le texte avec quasiment un comédien par personnage. (Découlera, d’ailleurs, de cette lecture, une réécriture, surtout de la seconde partie.) Il y eut, à côté de faiblesses inhérentes aux lectures, des moments extraordinaires. Par exemple, Pierre Laroche et Didier De Neck jouaient deux frères, d’une façon magnifique, alors qu’ils n’avaient jamais, jusque là, jamais rencontré sur une scène.

Trois des quatre comédiens choisis par Véronique participaient à cette lecture. Le but n’était absolument pas de les " tester ", d’utiliser cette lecture comme un casting. Mais je remarquai que ces trois comédiens là avaient quelque chose de plus en commun, quelque chose de spécial, quelque chose, en fait, qu’ils partagent avec Véronique.

C’était d’abord une position, qu’ils prenaient avec force : ils n’incarnaient pas seulement leurs rôles, mais prenaient en charge toute l’histoire, toute la pièce, tout le spectacle. En plus, chacun d’eux était chargé d’un univers, très différent, très original et très personnel.

Je comprenais maintenant pourquoi Véronique les avait choisit : ils n’étaient pas que comédiens mais étaient aussi conteurs ; ils étaient griots.

Dernière péripétie, enfin : à la fin de l’été, Véronique me téléphonait. Pour des raisons personnelles, elle ne voulait plus faire de mise en scène. Je respectai son choix mais en même temps me sentis très triste : le projet ne perdait pas seulement Véronique, mais aussi les quatre comédiens, et leurs univers pour moi étranges, lointains et fascinants, car aucun metteur en scène n’accepterait (et avec des raisons que je comprends) de travailler avec une distribution qu’il n’ait pas choisie lui-même ; aucun, sauf un. Moi-même. Je décidai donc de changer une fois de plus d’avis ; c’est moi qui vais faire la première mise en scène du " Village Oublié ".

Je veux conserver ce quelque chose que j’avais senti, chez ces trois comédiens, même si je ne peux absolument pas prévoir ce que cela va entraîner concrètement. Il ne s’agit pas, pour moi, de remplacer Véronique mais de prolonger son travail, de faire fructifier les graines qu’elle a planté.

Seul, je n’aurais sans doute pas choisi cette direction ; ce ne sont pas nécessairement les comédiens que j’aurais choisi ; tant mieux ! Il s’agit de sortir de soi-même. Il s’agit de devenir autre. Je voudrais que la mise en scène de cette pièce modifie ma vision du théâtre, du texte, des comédiens, et me modifie moi, en tant qu’être humain.

Je terminerai donc ce dossier par ce dernier texte :

 

NOTE DU METTEUR EN SCENE

 

Il est important que, en tant que metteur en scène, j’affronte une pièce comme " le Village oublié ". Pas seulement parce que c’est une pièce longue, avec un long temps de répétition (je me suis jusqu’ici cantonné aux pièces d’une heure dix, montée en un mois ; il faut que je fasse autre chose). Mais aussi parce que c’est une pièce absolument pas naturaliste, surtout mise en scène avec cinq comédiens-conteurs. Hors, jusqu’ici, à part " Simon Rapoport ", je n’ai mis en scène des pièces qui flirtaient avec une sorte de " cinéma vivant " ; je l’avoue : pendant quelques années, j’ai mis en scène au théâtre comme entraînement de la réalisation cinématographique (auquel je me destine aussi ; mais c’est une autre histoire).

Cela peut sembler étrange de faire du théâtre juste comme un entraînement pour le cinéma ; je n’osais d’ailleurs jamais l’avouer, jusqu’à ce que lise, dans l’autobiographie de Peter Brook, qu’il en était un peu de même pour lui. Et tout comme lui, j’ai un jour découvert l’intérêt intrinsèque du théâtre. J’ai compris que le théâtre n’était pas du cinéma vivant, mais au contraire, un espace où tout est possible, où la théatralisation peut nous permettre de convoquer l’infini de l’imagination.

Il faut que je plonge, tête première, dans cette théatralité ; il faut que je mette en scène, donc, une pièce qui ne soit pas naturaliste, et que je la mette en scène, donc, de la manière la moins naturaliste possible.

Il faut que je me confronte au Village Oublié d’au-delà des Montagnes, mais comme metteur en scène, en oubliant que j’en étais l’auteur, mettre en scène, contre l’auteur, en tuant l’auteur, en le niant.

 

 

Je dois ajouter quatre points à cette présentation.

 

 

Maître de jeu

Pendant les répétitions, je laisserai beaucoup de liberté aux comédiens. Je les laisserai chercher, proposer, remettre en question. (C’est une des raisons pour laquelle il faut peu de comédiens.) Je leur aménagerai même des temps où ils chercheront par petits groupes entre eux. Cela pour deux raisons :

Tout d’abord, c’est une bonne façon pour un auteur-metteur en scène de se créer une distance avec son texte, et ce n’est qu’à partir d’une distance qu’un metteur en scène peut se créer sa dramaturgie.

Ensuite, si l’on prend ces cinq comédiens-là, c’est pour exploiter au maximum leur richesse, leur imagination, leurs univers.

Par contre, ensuite, je serai la référence absolue et subjective de ce qui sera gardé dans le spectacle, ou de ce qui sera écarté. Telle sera la règle du jeu.

 

 

Paroles

Je suis écrivain, je parle (mal) cinq langues, je suis bavard ; par une ironie du destin, mon fils s’est avéré dysphasique et ma grand-mère est devenue aphasique. Leurs rapports avec les mots sont conflictuels. Chez eux, la liaison entre le signifiant et le signifié est toujours problématique, toujours remis en question.

Dans la mise en scène du Village Oublié, je voudrais travailler ce rapport entre signifiant et signifié. Je voudrais faire une mise en scène que, malgré les mots, mon fils comprendra. Je ne sais pas encore comment.

 

 

Personnes extérieures

Je voudrais faire participer des intervenants extérieurs à cette mise en scène. Il s’agira toujours d’un échange : nous leur offrirons quelque chose et, eux, en retour, nous aiderons.

Je pensais, à vue de nez, à des enfants (les nôtres), un jeune magicien de proximité, un atelier d’écriture, un ostéopathe, etc.

 

 

Préparer / Improviser

Une telle présentation dossier peut autant rassurer qu’inquiéter.

Rassurer ceux qui ont peur qu’en voulant mettre en scène une pièce, on ne sache pas vers où on va, qu’on manque de réflexion et de structure.

Inquiéter, par contre, ceux qui savent à quel point un travail de mise en scène, comme beaucoup de tâche artistique, ne peut pas se planifier, mais doit se trouver, s’improviser, au jour le jour.

Mon but, c’est de me préparer, le plus possible, de réfléchir, de creuser, de chercher, avant le premier jour du travail.

Ensuite, ce jour arrivé, de voir ce qui se passe et de réagir en fonction. En suivant les structures que j’ai esquissé dans cette présentation ; ou en faisant totalement autre chose.

Ce n’est que préparé au maximum que je peux bien improviser.

 

 

Philippe Blasband

(1.)

(2.)