A PROPOS DU RE-TRAVAIL DE SCENARIO DE
UNE LIAISON PORNOGRAPHIQUE

Le scénario ci-joint de "Une Liaison Pornographique" en est à sa première version.

Au moment où j'écris ces lignes, je viens juste d'en achever l'écriture. Je l'ai distribué à quelques personnes, qui l'ont lu, m'ont donné quelques conseils. Je les ai écouté poliment, en hochant la tête et en fronçant les sourcils.

Tout est encore très frais. Je n'ai même jamais encore relu ce scénario.

Ce qui va suivre est donc juste les grandes lignes du travail futur que j'envisage.

questions et réponses

Ce travail consistera à me poser des questions et à en chercher les réponses. Ces réponses ne se trouveront pas toujours transformées en modifications de scénario, mais au moins, elles nous permettrons, à Frédéric Fonteyne, le réalisateur, à Patrick Quinet, le producteur, et à moi-même, Philippe Blasband, le scénariste, d'être sûrs de l'intégrité du scénario et de sa pertinence. Nous pourrons aussi commencer le travail de dramaturgie (c'est-à-dire chercher tout ce que le scénario ne dit pas, mais sous-entend), ce qui nous mènera petit à petit à la direction d'acteur et au tournage.

bedoeling

Quand on écrit un scénario, on fait plusieurs choses à la fois: on établit une structure en même temps que l'on crée des personnages ; on décrit des sons et des images, en même temps qu'on tente de produire de l'émotion ; on travaille sur les détails, en même temps que sur l'ensemble. Tous ces éléments de l'écriture du scénario doivent, idéalement, être tellement imbriqués qu'il est impossible de les séparer les uns des autres.

Malheureusement, dans le processus de l'écriture, c'est difficile de tout travailler en même temps. A certaines étapes, on patines les dialogues ; à d'autres, on s'occupe de la trame ; à d'autres encore, des personnages.

En écrivant cette première version de "Une Liaison Pornographique", j'ai essayé, comme toujours, de penser à tout en même temps, de ne rien oublier, de faire en sorte que la première version soit aussi la dernière, bonne à tourner, tout de suite. Mais en arrivant à la fin, je me suis aperçu qu'il y a une facette du travail que j'ai complètement oublié: le sens.

J'ai oublié de répondre aux questions suivantes: qu'est-ce que cette histoire veut dire? quelle en est la prémisse? quel en est le bedoeling?

Bedoeling est un terme néerlandais, presqu'intraduisible, sinon par "à quoi ça sert?". Quel est donc le bedoeling d'"Une Liaison Pornographique"? Pourquoi un spectateur irait-il le voir? Pourquoi ne quitterait-il pas la salle après dix minutes? Qu'est-ce que ce film lui apportera?

Dans la prochaine étape de travail, nous devrons déterminer quel bedoeling existe déjà dans le scénario. Ce bedoeling est peut-être encore trop sous-jacent ; il faudra alors renforcer sa présence, jusqu'à ce qu'il soit clair.

Nous devrons aussi nous poser la question suivante: sommes-nous tous d'accord avec ce bedoeling? pourrons-nous défendre les idées, l'idéologie, la morale, qu'il entraîne?

Ou bien, dit plus simplement:

pouvons-nous tourner ce film?

Je crois évidemment que oui. Mais la question doit néanmoins être posée et répondue. Il faut que nous sachions pourquoi nous écrivons et tournons ce films ; il faut que nous nous assurions que c'est bien le même film que nous rêvons.

images et sons

Ne nous le cachons pas, "Une Liaison Pornographique" est un film où la parole a une importance capitale - ou bien, plus péjorativement, c'est un film bavard.

Cette prépondérance de la parole découle du sujet, et même, je crois, fait partie du sujet: ce n'est pas un film pornographique, on n'y voit d'ailleurs aucune nudité, mais c'est un film sur le discours pornographique et amoureux.

Avouons que, même si nous avons conscience que le matériau de base des films sont des images et des sons, nous avons, tous les trois, une certaines affection pour ces films "impurs" où la parole a une importance sur-développée, comme "la Maman et la Putain", certains films d'Eric Rohmer, "My Diner with André" et, surtout, "All About Eve".

Mais cette importance de la parole ne doit pas nous condamner à la dramatique radio illustrée par des gros plans. Nous faisons du cinéma. Notre matériau de base restera toujours des images et des sons.

C'est pour cela qu'une ligne directrice m'a guidée pendant l'écriture du scénario, ligne directrice qu'il s'agira de ne pas perdre, et même de renforcer, pendant le re-travail: ce film doit être compréhensible sans la bande-son!

Un Philipinois, un Inuit ou un Californien qui n'aurait aucune connaissance du français, doit néanmoins pouvoir comprendre le récit.

Dans l'état actuel du scénario, le début, par exemple, suit assez bien cette ligne directrice:

Nous voyons un homme et une femme. Ils répondent à un intervieweur hors-champs. Nous remarquons que cet homme et cette femme ne sont pas ensemble, mais nous voyons, par des inserts, qu'ils ont été ensemble, dans un café.

Nous revenons dans le temps et les voyons dans le café. Ils semblent gênés, comme si c'était leur première rencontre. Ils sortent du café, vont dans un hôtel. Ils entrent dans une chambre. La porte se referme derrière eux. Nous restons sur la porte. Plus nous sommes puritain, plus nous avons la certitude que cet homme et cette femme ont des relations sexuelles. Quel type de relations sexuelles? Nous ne le savons pas.

On remarquera que sont réunies, ainsi, les informations principales pour comprendre le début du film. Ces informations existent aussi dans la parole, mais de façons différentes: parfois en synchronisme avec l'image, parfois après, parfois avant. Il faudra déterminer la façon dont se créent et se succèdent ces décalages, et comment les varier (cf. plus loin: "Structures musicales").

Il faudra veiller à ce que la parole et l'image ne disent pas la même chose, mais pas toujours de la même façon.

Personnages

Une critique qui m'avait été faite, à propos d'un de mes romans, "l'Effet-Cathédrale", m'avait laissé perplexe: une amie m'avait expliqué que les personnages n'étaient jamais décrit en entier, mais plutôt par fragments contradictoires, par petits éléments qui, en ne "collant pas ensemble", donnaient une impression de personnage. Elle trouvait le procédé facile. En y réfléchissant, je me suis rendu compte que ce n'était pas un procédé ; au contraire, c'est ma façon personnelle, à moi, de comprendre les gens.

Je ne les appréhende que par fragments. Parfois, j'essaie de rassembler ces fragments, de les relier, et, en fait, je fais de la psychologie. Mais aussitôt quelque chose, un détail, parfois infime, contredit ma construction, et je me retrouve de nouveau avec des fragments.

Il est préférable, pour moi, d'accepter cette perception par fragments, de ne pas tenter de relier intellectuellement, mais d'être à l'écoute intuitivement et affectivement. C'est ce que je fais, d'ailleurs, avec les personnages des romans, pièces et scénarios que j'écris.

Cette connaissance par fragments me semble, en fait, le lot de tout un chacun. Nous rencontrons quelqu'un et nous ne le connaissons jamais tout-à-fait. Nous n'en connaissons que des fragments.

Déjà de nous-même, nous ne connaissons que des fragments. Nous ne cessons de nous surprendre, de nous dérouter nous-même. Nous regardons certaines de nos propres actions avec étonnement, surprise ou dégoût et nous nous demandons: quoi? c'est moi qui ai fait ça? je suis donc comme cela?

Dans "Une Liaison Pornographique", cette connaissance par fragments d'un être humain par l'autre est un des thèmes principaux. Nos deux personnages ne se connaissent jamais tout-à-fait, ils ignorent des pans entiers l'un de l'autre (ne fut-ce que leur prénoms) tout en connaissant très bien d'autres parties, beaucoup plus intimes.

Ils se surprennent l'un l'autre jusqu'à la fin et, en même temps, ils nous surprennent, nous spectateurs. Parallèlement au récit de leur liaison, le scénario peut aussi être lu comme la longue description de ces deux personnages.

Mais puisque cette connaissance par fragments est au centre de l'histoire, puisque c'est parce qu'ils sont tellement conscients de ne se connaître que par fragments, qu'ils se séparent à la fin, il ne faut jamais, que ce soit à l'écriture, dans la réalisation ou la direction d'acteur, il ne faut jamais "boucler" les personnages, ne jamais nous laisser piéger par une construction intellectuelle et psychologisante, qui nous ferait croire que le personnage est "fini", que nous savons tout sur lui.

En corrigeant le scénario, nous devrons travailler sur ce que ne nous apprend pas le film, sur les fragments manquants, en gardant ce souci de ne pas "boucler". Peut-être, ensuite, nous ré-insufflerons quelques éléments ou indices de ces fragments manquants, pour que l'on sente le manque, que l'on sente à quel point nous n'avons pas une description psychologique mais bien une perception incomplète d'un être humain par l'autre.

structures musicales

En écrivant cette première version de "Une Liaison Pornographique", je me suis rendu compte à quel point l'écriture d'un scénario est proche de la composition musicale. Etant donné qu'il y a peu d'éléments dans ce film (peu de personnages, peu de décors, etc.), il faut toujours faire attention à varier, sans quoi, aussitôt, le spectateur aurait une impression de doublon.

"Une Liaison Pornographique" peut être considérée comme des variations sur quelques thèmes ; il faudra vérifier que ces variations se succèdent le plus harmonieusement possible, et, à chaque modification de détail du scénario, mesurer son incidence sur l'équilibre de l'ensemble.

Ce souci de composition musicale ne doit évidemment pas se limiter à l'écriture du scénario, mais être présent pendant le découpage et la réalisation.

en guise de conclusion

Evidemment, une grande partie de notre travail sera, tout simplement, de découvrir les faiblesses du scénario et de tenter d'y remédier, coup par coup.

Une des craintes dans le re-travail du scénario, est que l'on corrige trop, que l'on enlève des éléments qui en font l'originalité, qu'au lieu d'avancer, à force de vouloir bien faire, on recule dans la banalité.

Mais cela fait maintenant près de dix ans que je travaille avec Frédéric Fonteyne et je suis sûr d'une chose: si jamais, après l'écriture d'une dizaine de milliers de pages, il se rend compte que la toute première version était la meilleure, il n'hésitera pas une seconde à tourner celle-ci. C'est, d'une certaine façon, très rassurant: il m'empêchera toujours de trop corriger, me fera revenir en arrière et remettre une partie que j'aurais enlevé. Ce qui est un garde-fou appréciable quand on travaille sur un scénario.

En même temps, j'ai aussi l'assurance que Patrick Quinet ne s'engagera fermement sur le scénario que quand il sera entièrement convaincu, au risque de dix fois nous faire tout reprendre depuis le début, au risque de discuter et de se disputer pendant des heures ; ce qui est un autre garde-fou appréciable quand on travaille sur un scénario.

Voilà.

Philippe Blasband.