DANS LA RUE

 

Excédée, à bout de souffle, la gorge sèche à force d'avoir crié, elle claqua la porte et décida de faire le tour du bloc pour se calmer, mais elle resta clouée sur place, immobile sur le trottoir devant la maison, et quand elle voulut fermer les yeux pour réfléchir, ils n'obéirent pas, restèrent ouverts: à ce moment-là, quatre voitures rouges débouchèrent du boulevard et roulèrent dans la rue à la queue leu leu, à la même vitesse plutôt lente, quatre voitures du même rouge artificiel et acide, le rouge des bouteilles de Coca-Cola, quatre voitures qu'elle avait d'abord crus identiques, de la même marque, du même modèle, peut-être un cortège promotionnel, mais, elle s'en aperçut quand elles arrivèrent à sa hauteur, les quatre voitures étaient en fait chacune d'une marque différente, quoique du même gabarit, et elle comprit que c'était le hasard seul qui avait fait suivre, là, dans la rue, quatre voitures rouges presque identiques - elle essaya d'oublier les voitures, de se concentrer sur la dispute qui venait d'avoir lieu entre Pierre et elle, mais dès que les voitures avaient disparu, l'une à droite, l'autre à gauche et les deux dernières tout droit pour se perdre hors de sa vue, dés que les voitures avaient disparues, son regard rencontra celui d'un jeune homme au crâne rasé, coiffé d'une casquette à carreaux rouges et gris, un jeune homme visiblement étranger, portugais, italien, maghrébin ou grec, qui, dés qu'il se rendit compte qu'elle le regardait, rougit, détourna son regard vers le sol, honteux ou intimidé, comme une midinette - elle continua à le suivre du regard, ce jeune homme bien plus jeune qu'elle, qui marchait comme un pénitent, la tête vers le sol, et qui croisa un vieil homme, qui lui aussi portait une casquette sur le crâne, mais la portait plus en arrière, comme les vieux prolétaires dans les films soviétiques, et le jeune homme continua son chemin mais elle ne s'en préoccupa plus, elle regardait maintenant le vieil homme immobile, à la casquette unie, bleu roi, ce vieil homme aux joues émaciées, aux cheveux blancs métalliques, bien peignés, brillants, (elle le devinait ou croyait le deviner très beau) et ce vieil homme semblait réfléchir, il se caressait le menton avec le pouce et l'index, et il vacillait, presque imperceptiblement, perché sur le bord du trottoir, le haut du corps en avant, comme une proue, et après quelques temps, elle s'aperçut qu'il marmonnait vaguement au rythme de ses vacillements (il marmonnait quoi? Etait-ce un texte qu'il récitait? Disait-il n'importe quoi? Délirait-il?)

Elle s'arracha à sa contemplation. Elle rentra dans la maison, et se disputa de nouveau avec Pierre.

Par la suite, elle le quitta.

Quand plus tard, elle essayait de se souvenir de cette dispute, elle se rendit compte qu'elle avait tout oublié, qu'aucun argument, aucune phrase, aucun mot, pas même une impression, ne lui revenait en mémoire. Elle ne savait même plus ce qui avait déclenché cette dispute. Tout ce dont elle se rappelait, et dans tous ses détails, c'étaient les quatre voitures rouges qui roulaient à la queue leu leu, et le jeune étranger au crâne rasé, et le vieil homme qui vacillait et marmonnait, perché sur le bord du trottoir.