LE JEU

texte de Philippe Blasband

 

Mon père nous a réveillé en pleine nuit.

"Chut!" il a dit, "C'est un jeu".

Il a dit: "Habillez-vous en silence. Mettez vos chaussures de marche. Mettez vos tissus les plus sombres sur vos corps."

"Où est maman?" "Où est maman?"

"Chut!" il a dit, "Elle est dehors. Elle joue déjà."

Et nous nous sommes habillé et nous avons mis nos chaussures de marche et nous avons mis nos tissus les plus sombres sur nos corps et nous sommes sorti de la maison.

Et nous l'avons suivi dans la nuit.

Il souriait, notre père, mais je voyais sa main droite qui tremblait, mais je voyais dans son visage des rides qui hier soir n'étaient pas encore là, mais je voyais des cheveux blancs dans ses cheveux qui hier soir étaient noirs.

"Chut" il a dit.

"Mais pourquoi le silence?"

Il a dit: "Parce que c'est ça, le jeu. C'est le jeu de la nuit et du silence."

Et il nous a entraîné dans la forêt.

"Marchez" a dit notre père, "Marchez droit devant vous, n'arrêtez jamais de marcher. Même si je disparais, même si vous vous perdez les uns les autres, même si vous avez mal aux pieds, même si vous avez faim ou soif ou sommeil, continuez de marcher."

"Pourquoi?"

Et il a souri, notre père, et il a dit, notre père: "Parce que c'est le jeu."

Et nous avons marché dans la forêt et nous avons marché dans le silence et après quelques heures, les plus petits ont pleuré, mais notre père a dit: "Chut! Ne pleurez pas, et si vous voyez vos voisins du village dans la forêt, ou les enfants de vos voisins, n'allez pas vers eux. Ce ne sont pas vos voisins, c'est le mal qui a prit leurs visages et leurs corps. Si vous allez vers vos voisins du village ou les enfants de vos voisins, vous perdez."

"C'est quoi qu'on perd?"

Et d'abord notre père n'a pas répondu.

"C'est quoi qu'on perd?"

Et notre père a dit: "On perd tout".

Et nous marchions dans la nuit et nous avions mal aux pieds et et nous avions faim et soif et sommeil, mais nous marchions encore tout droit dans la forêt, tout droit dans la nuit, tout droit dans le silence.

Et des hurlements ont brisé le silence et la forêt a été éclairée par le feu et nous avons eu peur et nous avons pleuré, mais "Chut!" a dit notre père, "Continuez à marcher, droit devant vous, continuez, continuez. Je vais rester ici."

"Pourquoi?"

"Pourquoi?"

"Parce que le mal arrive derrière nous et je vais combattre le mal et il ne vous rattrappera pas."

"Pourquoi?"

"Pourquoi?"

"Parce que c'est le jeu."

Et notre père est resté et le silence est revenu et dans le silence plus tard nous avons entendu un cri, le cri de notre père, mais nous n'avons pas regardé en arrière, nous n'avons pas ralenti, non, nous avons continué de marcher, tout droit devant nous dans la forêt, dans la nuit, et la nuit est passée et le jour est venu et le jour est passé et la nuit est venue et cela plusieurs fois et nous nous sommes perdu l'un l'autre, d'abord les plus petits, puis les autres un à un, et je ne les voyais jamais disparaître, ils étaient avalé par la nuit, peut-être, par la fatigue peut-être, par le silence peut-être, par le mal, le mal qui avait pris les visages et les corps de nos voisins et je me suis retrouvé seul et j'ai continué de marcher, et j'avais faim et soif et sommeil et je tremblais de fièvre mais j'ai marché tout droit dans la forêt, parce que c'était le jeu, oui, parce que c'était le jeu...

Maintenant que je vis dans cet autre pays, maintenant que je suis seul et que personne autour de moi parle ma langue, certaines nuits je m'éveille et je quitte ma chambre et je sors dans la ville, et je marche, droit devant moi, dans les rues, le long des voitures, d'un trottoir à l'autre, pendant des heures.

Parfois il fait froid et parfois il pleut, mais je marche et je continue à marcher. Et personne ne m'arrête, personne ne me parle. Mais si quelqu'un me parlait, si quelqu'un me demandait: "Pourquoi tu marches, comme ça, dans la nuit?"

Je lui dirais: "Chut! C'est un jeu!"