A l’attention de Thomas GUNZIG







Amateurs et technocrates




Vous êtes révolté. Vous voulez vous opposer à une injustice. Vous vous dites que la meilleure façon de vous y opposer, c’est de connaître le mieux possible cette injustice, de l’étudier, de la disséquer sous toutes ses coutures.

Vous étudiez. Vous passez des heures dans des bibliothèques, vous suivez des cours, vous décrochez des diplômes. Et vous oubliez petit à petit votre impulsion de départ, votre révolte de départ. Ou bien, si vous vous en souvenez, vous vous rendez compte combien cette révolte était naïve, à quel point la réalité, cette réalité dont vous connaissez, maintenant, tous les tenants et aboutissants, à quel point cette réalité rend votre révolte caduque.

Vous êtes devenu un technocrate.

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Un de mes comédiens belges préférés s’appelle Serge Larivière. C’est un ami, il a joué dans une de mes pièces, " Jef ", je l’ai dirigé dans une autre.

Serge est devenu comédien un peu par hasard. Il travaillait pour la Sabena et en avait marre. Il se baladait au bout de la rue de Laeken, face au théâtre flamand. Il vit une pancarte avec écrit dessus " auditions ". Il entra.

Serge n’est pas issu d’un conservatoire ou d’une école. Il n’a pas la technique et le vernis que vous prodiguent ces institutions. Mais il apporte quelque chose de nouveau, de vrai, de juste, que les comédiens plus techniques n’ont que rarement. A côté de sa présence brute, tous les trucs d’un autre comédien sont mis à nus.

Evidemment, son parcours ne fut pas facile. On lui reprochait son accent belge, son manque de maîtrise et de structure dans le travail. On lui reprochait de ne pas être un technocrate.

Mais ces reproches n’émanaient-ils pas surtout de la peur ? Peur d’être supplanté ? Peur de perdre le bénéfice d’un enseignement ?

C’est tout le problème des amateurs et des technocrates, problème qui s’est posé, dans ce pays, depuis l’affaire Dutroux et l’émergeance des mouvements blancs.

On dit souvent que les intellectuels ne se sont pas exprimés sur ces sujets. C’est partiellement faux. A chaque intervention, chaque déclaration des parents, manifestations, constitutions d’associations ou de partis, on pouvait voir des intellectuels, en général des sociologues, dans, par exemple, une Carte Blanche du Soir, dénigrer ces mouvements. Ils ne les dénigraient pas dans le fond, mais dans la forme. Ils brandissaient la menace du poujadisme. Ils dénonçaient des amalgames, des simplifications, des naïvetés. Ils analysaient tous ces mouvements de haut, dans une perspective historique, comme si tout cela était déjà révolu.

Je crains que ce soit un point de vue de technocrate.

Il est sûr que les gens qui initient et participent à ces mouvements font des amalgames, des simplifications, sont parfois naïfs. Il est sûr qu’ils peuvent frôler le poujadisme (sans y tomber ; ce qui est admirable, particulièrement de la part des parents des victimes). Mais cela ne veut pas dire que leur parole, que leur révolte, que leur ras-le-bol, n’existent pas.

Leur cri n’est peut-être pas très bien articulé, mais est-ce possible de crier d’une manière articulée ? N’y a-t-il pas dans ce cri brut une vérité que le savoir et la connaissance masquent ?

Je suis moi-même un technocrate, d’une certaine façon. Je ressens aussi, moi-même, une certaine méfiance envers tous ces mouvements de masse.

Mais ces mouvements de masse existent. Ce ras-le-bol existe. Cela ne sert à rien de le nier.

Nous devons en tenir compte.

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C’est possible d’expliquer à un ouvrier, ou à un employé, les subtilités du marché mondial ou la logique de la délocalisation pour une entreprise internationale ; mais comprendre cela ne le fera jamais accepter de perdre son travail, son salaire, sa dignité.

Il peut comprendre une logique de technocrate mais jamais il n’acceptera que cette logique démolisse sa vie.

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Le savoir sophistiqué d’un technocrate l’empêche de se révolter.

Ce savoir l’empêche même d’entendre ou d’accepter la révolte des autres.

Ce savoir le gèle.

 

 

Philippe Blasband